Daniel Guérin, à la croisée des luttes.
Max Leroy | Revue Ballast, 2015-03-12
https://www.revue-ballast.fr/daniel-guerin-a-la-croisee-des-luttes/
Max Leroy | Revue Ballast, 2015-03-12
https://www.revue-ballast.fr/daniel-guerin-a-la-croisee-des-luttes/
Poète, essayiste, théoricien révolutionnaire et historien, captif en Allemagne en 1940, anticolonialiste de la première heure et partisan du droit des femmes et des homosexuels, Guérin fut de toutes les luttes du XXe siècle. Le noyau dur de son œuvre ? Fusionner deux frères ennemis : l’anarchisme et le marxisme. Portrait d’un penseur méconnu hors des cercles militants.
Le jeune Guérin s’affirma d’abord contre. Sa classe, son milieu, ses origines, sa famille. Qui vécut dans les flancs de la bourgeoisie n’ignore rien des ignominies qu’elle charrie. L’adolescent, cœur vif-argent et lecteur de Lamartine – à qui il consacra sa thèse –, savait qu’il n’y aurait jamais rien à attendre des possédants et des privilégiés. Il en vint, vit et n’en douta plus : il lui faudra vaincre jusqu’à ses propres racines. Traître à ses gènes ; parjure à sa lignée : l’héritier se préféra citoyen. « Mes rapports avec ma mère sont probablement le point le plus dérangé de mon psychisme. » Matrice amère. Ventre sec. Il eut donc les yeux plus gros que ce dernier : embrasser le monde entier, celui qui tourne si mal. On quitte toujours une famille pour en fonder une autre, ailleurs, la sienne, où le sens supplante le sang, où les frères sont ceux que l’on élit du doux nom de « camarades ». Son clan ? Celui que son rang méprisait : les sans-grades, les oubliés, les réprouvés, les colonisés et les maudits.
Pour un communisme libertaire
Guérin eut une intense vie de militant : il fut tour à tour membre de la Gauche Révolutionnaire, du Parti socialiste ouvrier et paysan, de l’Organisation révolutionnaire anarchiste et de l’Union des travailleurs communistes libertaires. Il fut également syndiqué, son existence durant, auprès de la CGT. Sa vie politique, donc sa pensée, peut se résumer en trois temps forts : anti-stalinien féroce, Guérin appartint d’abord à la gauche marxiste, proche du mouvement trotskyste (il connut en personne le fondateur de l’Armée rouge, qui le chargea de la rédaction d’une étude), avant d’opter pour l’anarchisme à la fin des années cinquante, moins autoritaire et plus à même à ses yeux de lutter contre la domination étatique. Il s’orienta ensuite vers une synthèse entre les deux mouvements de pensée – position qu’il conserva de la fin des années 1960 à sa mort, en 1988.
Il n’apprit pas la lutte dans les livres. Du moins, pas dans l’immédiat. La rue lui enseigna les rudiments de la révolte : les salles de boxe, les boutiques de vélos, les pavés de Ménilmontant, les bouis-bouis prolos, les auberges et les routes, sacs de camping sur le dos… Il partageait la vie de ceux qui n’avaient que leurs bras pour vivre et ramener le pain dont lui n’avait jamais manqué. Il découvrait avec émerveillement « leur instinct de classe, leur robuste bon sens, leur merveilleuse faculté d’adaptation au monde, leur ingéniosité combinarde, leur gaieté invincible en dépit d’une chienne de vie ». Tout ne fut pas toujours si rose : on l’accueillit parfois la gueule aux aguets, avec ses mains lisses, trop lisses, ses mains oisives qui souffrent pour un rien… Il ne serait pas le premier fils de bourge à chercher à s’encanailler, on les a vus, les gamins des Messieurs et des Madames, on les a vus se frotter au populo puis s’en aller un beau jour, comme ils étaient venus, la bave aux lèvres et pas qu’un peu. Guérin craignait tant que ses camarades eussent pu découvrir, au hasard d’un étal, l’existence de ses premiers romans… Certaines pages ne souffraient d’aucune ambiguïté quant à son attirance pour la gent masculine : il est des péchés, même de jeunesse, que l’on ne pardonne point.
Guérin lut Proudhon, Marx, Sorel, Pelloutier, Lénine et Trotsky sur les mers, dans les navires qui reliaient l’Indochine à la France des années 1930. L’auteur du Capital retint tout particulièrement son attention. Il découvrit plus tard son grand rival, l’ogre russe, barbu aristocrate et défroqué qui courait l’Europe de barricade en barricade : Mikhaïl Bakounine. Un nom comme un coup de fouet. On peut sans peine parler d’une révélation. Guérin réalisa au fil des six volumes composés par l’anarchiste que le socialisme n’avait fondamentalement pas vocation à emprunter les voies de l’autoritarisme. Le jacobinisme centralisateur, le Parti, le chef, la dictature du prolétariat ? Impasses. Sacrilèges et culs-de-sac. Le bolchevisme, qu’il admirait, devint pour lui l’un des symboles de ce que l’affranchissement ne devait être : totalitaire, répressif, despotique et absolutiste.
Le tout-venant a trop longtemps, par ignorance ou mauvaise foi, assimilé l’anarchisme à la seule contestation, à l’ivresse chaotique, à la pure négativité infantile et destructrice. L’anarchisme n’est pas, écrivit-il, « l’émiettement, mais la recherche de la véritable organisation, de la véritable unité, de l’ordre véritable ». Guérin estimait que l’anarchisme avait pour lui son génie prophétique : il décrivit bien avant la naissance de l’URSS, sur la base des analyses marxistes, ce que serait un régime communiste : le prolétariat subirait la dictature faute de pouvoir l’exercer (lire ou relire Étatisme et anarchie de Bakounine). L’anarchisme dénonça les prétentions élitistes du léninisme – l’idée d’une avant-garde éclairée – tout comme il mit en garde contre la dangerosité d’un État tout-puissant (Marx et Engels aspiraient à son dépérissement, les anarchistes à son anéantissement immédiat). L’anarchisme, via Proudhon, a promu l’association ouvrière et l’autogestion – autrement dit, la démocratie dans les lieux de travail. L’anarchisme est fédéraliste, il s’oppose à un pouvoir aussi fort que central et fait l’éloge du syndicalisme révolutionnaire. Enfin, l’anarchisme renvoie dos à dos l’individualisme libéral et certaines formes, grégaires et moutonnières, du communisme – il fait l’éloge d’un individu autonome mais socialisé, affranchi mais vivant au sein d’une communauté. Guérin pensa trouver dans cette tradition, plurielle et protéiforme, tout ce qu’il fallait pour remettre la Révolution sur les rails. Son ouvrage L’anarchisme, paru en 1965, plaida ainsi en faveur d’un anarchisme constructif : les pépites noires allaient briller dans le ciel de sang des démocraties prétendument populaires…
Le temps se flatte d’emporter les passions. Les années passent les certitudes à la trappe. Guérin en vint à réviser sa position : le terme anarchiste lui sembla trop réducteur. Honteuse palinodie ? Le militant réalisa seulement qu’il fallait nettoyer l’anarchisme de son lot « d’infantilisme, d’utopies, de romantismes, aussi peu utilisables que désuets ». Trop de libertaires prennent leurs rêves pour une réalité qu’ils ne connaissent que mal. Lyrisme et logorrhée, chimères et catéchisme, le drapeau noir a des élans que la raison réprouve… Guérin prôna dès lors, de texte en texte et durant deux décennies, une synthèse et un dépassement de l’anarchisme et du marxisme (un positionnement théorique que l’historien anarchiste Michel Ragon jugea comme une « idée pernicieuse », dans son Dictionnaire de l’Anarchie). C’est ainsi, seulement, que l’on pourrait bâtir une troisième voie : ni le réformisme social-démocrate et ses pitreries parlementaires, ni le communisme de caserne et ses matraques pour tous. Son ouvrage À la recherche d’un communisme libertaire, paru en 1984, rappela qu’il ne s’agissait ni d’un dogme ni d’un absolu mais d’une réflexion susceptible de nourrir les prochains soulèvements révolutionnaires. « En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré », notait celui qui refusait d’entériner l’ancestrale querelle : l’anarchisme et le marxisme sont des frères, ennemis, certes, mais des frères tout de même. Ils partagent le même sang, nonobstant celui qu’ils firent couler en s’entredéchirant ici ou là — Révolution russe, guerre civile espagnole, etc.
En quoi consiste, à grands traits, cette synthèse ? Le communisme libertaire (appelé parfois anarcho-communisme) refuse « la pagaille de l’inorganisation tout autant que le boulet bureaucratique ». Il prélève dans le corpus marxiste (constitué par les recherches de Karl Marx et d’Engels) tout ce qui s’avère compatible avec l’idéal libertaire et rejette « le vieil anarchisme démodé et fossilisé ». Il ne croit ni à la toute-puissance d’un parti ni à l’horizon indépassable des scrutins à date fixe. Il n’entend pas s’asseoir à la table de la realpolitik et assister, béat, aux ballets diplomatiques des grandes puissances. Il accorde bien plus de crédit aux masses qu’aux élites pour régler les crises politiques et s’édifie de bas en haut, par un système de coordination fédéraliste. Il donne aux travailleurs, via l’autogestion, la possibilité d’administrer leur propre travail, sans subir l’exploitation patronale (et n’abolit pas sur-le-champ la petite propriété agricole, paysanne et commerciale). Il prône, lorsqu’il s’agit d’élire des délégués, les mandats courts, révocables et contrôlables. Il limoge l’oligarchie qui régente les médias de masse, engage un autre rapport à la nature et réduit la durée du travail. Il entend par prolétariat quiconque crée de la plus-value ou œuvre aux côtés des travailleurs (intellectuels ou étudiants). Il est internationaliste mais ne compte pas modeler les pays dans le même moule unificateur : chaque peuple dispose de ses spécificités culturelles – Guérin avait suffisamment voyagé pour le savoir.
De l’Indochine aux Black Panthers
1927. Daniel Guérin découvrit la Syrie, alors sous mandat français depuis sept ans. Le jeune homme avait 23 ans. « Je vis à l’œuvre les colonialistes, militaires, civils, ecclésiastiques, leur racisme, leur brutalité, leur cynisme, leur fatuité, leur sottise », écrivit-il plus tard dans Ci-gît le colonialisme (1973). Il fit la connaissance de nationalistes arabes puis se rendit en Indochine. Les autorités hexagonales occupaient la région depuis la moitié du XIXe siècle et la métropole rançonnait à sa guise les indigènes : l’exploitation n’en est plus une dès lors qu’on la farde à la Démocratie. Deux années plus tôt paraissait Le Procès de la colonisation française, rédigé par celui que l’on ne nommait pas encore Hô Chi Minh mais Nguyên Ai Quôc – le patriote vietnamien y rappelait des vérités fâcheuses : « On voit que, sous le masque de la démocratie, l’impérialisme français a transplanté dans le pays d’Annam, le régime maudit du Moyen Âge, et que le paysan annamite est crucifié, par la baïonnette de la Civilisation capitaliste et par la croix de la Chrétienté prostituée. »
Heureux hasard : Guérin arriva le jour où le Parti nationaliste vietnamien (socialiste et révolutionnaire) organisa un soulèvement contre les troupes d’occupation impérialistes : à Yên Bái, des rebelles hissèrent l’étendard indépendantiste en haut d’une caserne d’infanterie, des soldats français furent tués, d’autres blessés ; à Hưng Hoá, un groupe de combattants tenta de s’emparer d’une caserne ; à Lâm Thao, les troupes coloniales furent désarmées et le drapeau battit au vent de la ville libérée. Un temps seulement. La résistance ne manqua pas d’être écrasée par l’armée française, épaulée de ses supplétifs vietnamiens. L’aviation frappa et incendia près de soixante-dix habitations civiles en guise de représailles. On ne transige pas avec les Droits de l’Homme. Louis Aragon rendit hommage aux insurgés dans l’un de ses poèmes : « Yen-Bay / Quel est ce vocable qui rappelle qu’on ne bâillonne / pas un peuple qu’on ne le / mate pas avec le sabre courbe du bourreau ». Quant à Guérin, il ne put supporter de voir les colons dans les rues, « sangsues agrippées aux flancs de ce pays » qui ne leur appartenait pas mais dont ils se croyaient pourtant les maîtres. Il rencontra le leader nationaliste Huyng Thuc Khang et n’oublia jamais cette entrevue : tout Blanc qu’il fut, l’indépendantiste le traita « comme un frère ».
Son Autobiographie de jeunesse témoigne de l’admiration qu’il porta à ces jeunes révolutionnaires asiatiques « prodigieusement intelligents et raffinés ». Le choc fut tel qu’il décida, une fois rentré en terre natale, de se consacrer entièrement à la lutte sociale. Plus de poésie, plus de romans, plus d’Art : seulement la politique. Écrire, oui, mais à condition que chaque mot ait vocation à changer le monde. Planter sa plume dans les plaies. Dégoupiller les syllabes pour les lancer sous les tables des assis et des gensdelettres. Creuser dans les nombrils jusqu’à la terre rouge des damnés. Jeter l’encre, partout, dans les eaux profondes de la Révolution. Pourquoi faire des livres s’ils ne servent qu’à briller, de salons en prix littéraires ? Chaque page doit prendre le réel à la gorge. Il brûla ses textes inédits, rompit avec son milieu et s’installa dans un quartier ouvrier de Paris. « Je rejetai en bloc tout ce superflu. » La jeunesse n’a pas le goût des compromis. Guérin entra dans le socialisme comme d’autres en religion : foi vorace et zèle au ventre. « La vérité et la justice » étaient maintenant à ses côtés. Il trouva un emploi dans le bâtiment puis comme correcteur et collabora aux journaux La Révolution prolétarienne et Le Cri du peuple.
Il se lia au Mouvement national algérien, fondé par Messali Hadj, puis rencontra Hô Chi Minh en 1946 afin de l’informer des manœuvres sournoises de l’establishment français, au lendemain de la victoire contre le nazisme. Deux mois plus tard, le président vietnamien qu’il n’était pas encore écrivait, dans son texte « Réponse à une mère française » : « Les Français ont souffert de l’occupation pendant quatre années. Pendant quatre années, vous avez fait « la résistance et le maquis ». Les Vietnamiens ont souffert de l’occupation pendant plus de quatre-vingt années ; eux aussi ont fait la résistance et le maquis. Pourquoi les résistants français sont-ils considérés comme des héros ? Pourquoi les maquisards vietnamiens sont-ils traités en bandits et en assassins ? On prétend que les Français sont venus en Indochine comme civilisateurs. Je veux bien ! Mais on ne civilise pas les gens avec des canons et des tanks ! […] Partisans de la fraternité universelle, j’aime autant les jeunes français que les jeunes vietnamiens. Pour moi, la vie d’un Français ou la vie d’un Vietnamien est également précieuse. » (Hô Chi Minh, Textes 1914–1969, L’Harmattan, 1990).
Diên Biên Phu se révéla être une victoire pour la France : son échec militaire fut un triomphe moral — celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Les maquisards vietnamiens redonnèrent tout son sens à cette Marseillaise qu’ils avaient combattu : « Quoi ces cohortes étrangères ! Feraient la loi dans nos foyers ! » Leur succès encouragea et conforta les nationalistes algériens dans leur désir d’autonomie. Guérin fut l’un des signataires du Manifeste des 121, qui soutenait le droit à l’insoumission des militaires français, puis il travailla, un an après l’indépendance de l’Algérie, pour le président socialiste Ahmed Ben Bella. Il publia en 1964 L’Algérie qui se cherche, dans lequel il fit part de son expérience sur le terrain et du « soutien critique » qu’il apportait au régime. Il livra également l’analyse qu’il effectuait de l’autogestion mise en place dans le pays, étudia la réforme agraire, le poids de la bourgeoisie locale, la situation des femmes ainsi que le rôle de l’armée. Il décela dans le nouveau régime une tension entre deux pôles : l’un autoritaire et conservateur, l’autre socialiste et libertaire. Un an plus tard, le pouvoir fut renversé par un coup d’État militaire fomenté par le colonel Houari Boumédiène. Le président déchu fut placé en résidence surveillée jusqu’en 1980 et Daniel Guérin s’impliqua auprès du Comité de défense de Ben Bella.
Guérin vécut également deux ans aux États-Unis et, après l’ouvrage Où va le peuple américain ?, publia en 1973 De l’Oncle Tom aux Panthères, sous-titré Le drame des Noirs américains. Son étude, entre analyse sociologique, document historique et texte militant, apportait au lecteur français les informations qui lui permettraient de saisir la nature des luttes afro-américaines. Qui était réellement Malcolm X ? Pourquoi Martin Luther King fut-il assassiné ? Quels courants s’affrontaient au sein de l’activisme noir ? Quelle était la place de l’islam ? Que signifiait Black Power ? Pourquoi tant de Noirs crevaient-ils au Vietnam ? Guérin conclut l’ouvrage en analysant les forces et les faiblesses du Black Panther Party, fondé en 1966. Louer leur combat tout en dépassant le mythe, tel était son objectif. Il tint ainsi à mettre en évidence « leur fulgurante contribution au mouvement de libération noire » et leur participation, aux côtés des activistes blancs, « aussi courageuse qu’active à la dénonciation de l’impérialisme américain ». Leurs failles ? Le caractère utopique de leur programme en dix points, l’existence du culte de la personnalité (notamment de Huey P. Newton), la rigidité et l’autoritarisme du Parti, sa conception messianique de l’avant-garde, son ambiguïté quant à l’usage des armes (lorsqu’elles étaient utilisées, par une jeunesse marginalisée, à des fins personnelles) et la surreprésentation du lumpenprolétariat dans ses rangs (dont on sait le peu d’estime que Marx et Engels lui portaient). Et Guérin de conclure : seule une défaite cuisante au Vietnam ou une féroce crise économique pourraient être en mesure d’abattre le grand Moloch nord-américain… Une révolution nationale (à la fois démocratique, libertaire et enracinée dans la culture américaine) devra susciter l’adhésion de toutes les communautés afin d’écarter les forces libérales-capitalistes et crypto-fascistes du pays – seul un tel mouvement pourra « mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme » tout en anéantissant le « racisme qui persécute les Afro-Américains ».
Homosexualité & socialisme
Longtemps, Guérin se sentit « comme coupé en deux » : le militant révolutionnaire, d’une part, et l’homme qui, dans son intimité, entretenait des relations homosexuelles (tout en étant marié et père de famille). Dichotomie cruelle et douloureuse sécession. Garder sa langue et son secret dans sa poche. Faire comme si. Rire, sans doute, des calembours et des quolibets des copains. Surjouer, probablement, la camaraderie virile – bourrades et coups d’épaule. Guérin confia par écrit les humiliations qu’il eut à endurer : « La muflerie des homophobes ne connaît pas de bornes. Elle est génératrice, oui, de révolte. » Il fallut Mai 68 pour qu’il osa enfin, soixante ans passés, avouer aux autres qu’il n’était pas tout à fait comme eux – du moins, que son amour et ses désirs ne correspondaient pas aux canons majoritaires. L’avouer puis l’écrire. Quitte à faire le jeu de l’ennemi ; quitte à fragiliser son camp.
Plus singulier fut le lien qu’il établit entre ses attirances pour le sexe masculin et son engagement politique. Un lien parfois mal compris, mal perçu, y compris par ses frères d’armes. Il raconta à plusieurs reprises que sa sexualité le conduisit au socialisme puisqu’elle avait fait de lui « un affranchi, un asocial, un révolté ». Il découvrit l’oppression de l’ordre social, capitaliste et bourgeois, par le rejet qu’il subissait au quotidien. Son désir pour les travailleurs manuels lui permit également d’entrer en contact avec la classe laborieuse et de partager leur vécu, leurs souffrances, leurs espoirs et leur colère. Sa révolte n’avait pas l’odeur du papier ; elle était « subjective, physique, issue des sens et du cœur ». Guérin alla même jusqu’à se justifier, dans ‘Homosexualité & révolution’, de n’avoir jamais manqué à ses devoirs révolutionnaires : ses fièvres et ses fureurs, d’une soirée ou d’un été, ne nuisirent jamais à son militantisme.
Guérin estimait que l’homophobie ne pouvait être combattue par des lois ou des réformes : seule une révolution socialiste et anti-autoritaire (libertaire, donc) serait en mesure d’y parvenir. Il se leva contre ce qu’il nommait « la commercialisation de l’homosexualité » : une certaine frivolité et la jouissance pour la jouissance, totalement déconnectées, selon lui, de la lutte des classes. Il s’opposa à cette récupération marchande de la cause homosexuelle et dénonça, sans ciller, l’apolitisme d’un courant qui n’avait d’émancipation que le nom : à quoi bon s’affranchir de certaines chaînes s’il faut ensuite glisser dans d’autres ? Guérin vilipenda les homosexuels issus des classes dominantes qui s’attiraient « la protection du pouvoir », s’opposa à la constitution de « ghettos » communautaires et pourfendit l’homosexualité à ses yeux mondaine et contre-révolutionnaire. Son mot d’ordre ? Articuler. Ne pas hiérarchiser les causes mais les lier ensemble, de concert, en sachant qu’elles servent toutes le même objectif final : foudroyer la classe dominante. Ni le radicalisme chic des beaux quartiers qui abandonne la majorité à son triste sort ; ni l’orthodoxie du socialisme scientifique qui n’a d’yeux que pour l’économie et foule aux pieds les combats qu’elle juge périphériques.
Point n’est besoin d’attendre la Révolution, c’est-à-dire la démocratie administrée par le peuple, pour commencer à œuvrer : le combat contre l’oppression est affaire de chaque instant. Il milita un temps aux côtés du Front homosexuel d’action révolutionnaire, fondé en 1971, mais ne tarda pas à le quitter : il estimait que leur activisme, volontiers provocateur, spontanéiste et festif (rappelons le slogan des Gazolines : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous »), échouait à s’organiser et souffrait d’un cruel manque de contacts avec les travailleurs. « Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être convaincu, que l’émancipation de l’homosexuel, même s’il ne s’y voit pas directement impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de l’homme de couleur. De son côté, l’homosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et irréversible que si elle s’effectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si l’espèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les mœurs, mais, bien davantage, à changer la vie. »
Guérin était lucide : il savait que le monde du travail n’était pas, tant s’en faut, exempt de préjugés à l’endroit des homosexuels. Il admettait même que les milieux cultivés, progressistes bons teints ou libéraux accommodants, toléraient mieux cette sexualité (après tout, n’a‑t-elle pas enfanté Rimbaud et Gide, Proust et Cocteau, Wilde et Satie ?) que les couches les plus modestes. Guérin a pu constater, de ses yeux, le mépris que les instances communistes et trotskystes affichaient à leur endroit. Il a également condamné la répression exercée par certains pouvoirs supposément socialistes : à Cuba, sous Fidel Castro, les homosexuels furent durant quelques années enfermés dans des ‘Unidades Militares de Ayuda a la Producción’ (cela signifiait-il que la lutte sociale s’avérait incompatible avec les droits des minorités sexuelles ? En rien, répondait Guérin : ces régimes n’étaient pas socialistes mais capitalistes étatiques). Il tint toutefois à préciser que le travailleur, pris isolément, se comportait fort différemment : il ne subissait plus le consensus ni la pression du groupe. Les ouvriers, parfois, se donnaient sans y penser, pour le plaisir et pour l’instant, sans honte ni nommer le désir qu’ils avaient ressenti. « Seule une société collectiviste de caractère libertaire peut, dans la fraternité retrouvée, faire sa place aux homosexuels. »
Le marquis de Sade le répugnait. Il aimait mieux Charles Fourier, le philosophe français, le socialiste utopique en quête d’harmonie universelle. Guérin aspirait à rompre avec le rigorisme mortifère des révolutionnaires. Pourquoi rendre la lutte austère et sèche comme du bois mort ? Pourquoi concevoir l’activisme comme un sacrifice ? Pourquoi combattre le cœur empli d’aigreur ? Guérin opposait la volupté à la Vertu des grands chefs, qu’ils se nommassent Lénine, Robespierre ou Proudhon… « Baiser, baiser beaucoup, serait-ce nuire à l’action révolutionnaire ou au contraire l’exalter ? » L’élan vital contre le fiel ; la grande santé contre le ressentiment ; Dionysos contre l’idéal ascétique : on ne peut changer le monde qu’à condition de l’aimer. Il écrivit, en 1969, que la nature était foncièrement polysexuelle. Les dominants recourent à la biologie pour justifier leurs privilèges : si la Femme est par essence ce que l’on attend d’elle, pourquoi vouloir la libérer ? Guérin refusait que l’on pût, en deux cases étanches, enfermer les sexes et les réduire à des définitions de dictionnaire. L’homme serait éternellement voué à jouer les gros bras, va-t-en-guerre et sans pitié ? La femme devrait se satisfaire de son statut de nymphe, sexy ou mutine, femme au foyer ou objet publicitaire ? Guérin aspirait au « dépérissement de la détestable division des sexes » telle que la société bourgeoise l’institua en portant à « l’excès la différenciation entre le masculin et le féminin » et nourrissait l’espoir d’une société où « l’amour des deux sexes serait admis et reconnu comme la forme la plus naturelle, la plus courante et la plus complète de l’amour ». Même si le terme genre (forgé dans les années 1950 et utilisé en France quarante ans plus tard) ne se trouve pas sous sa plume, on pourrait sans doute inscrire Guérin dans ce champ d’études que les anglophones appellent ‘gender studies’.
Le citoyen sut redevenir un fils. « Je voudrais t’exprimer ma profonde reconnaissance pour tout ce que je te dois. […] Je t’ai fait souffrir au cours de ma vie. Mais sans l’avoir jamais voulu. J’ai été victime de mon tempérament trop violent, trop contradictoire, de mon besoin extrême d’indépendance. Et là où je t’ai le plus violemment heurté, c’est par fidélité à des convictions qui sont ma raison de vivre », écrivit Daniel Guérin à son père, qu’il pressentait à l’article de la mort. « Tu as touché mon cœur dans ses fibres les plus profondes en me parlant comme tu as fait. C’est une consolation pour moi. […] Mon cher fils que, comme ta grand-mère, j’ai chéri plus que mes autres enfants, mon premier-né, la plus grande joie de ma vie, je te serre sur mon pauvre cœur qui t’a tant aimé », répondit son aîné. Quant à sa mère, rien n’y fit… Il corrigea l’un de ses manuscrits tandis qu’elle agonisait d’une embolie, à quelques mètres de lui.
Daniel Guérin disparut quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand – pour qui, tout libertaire qu’il fut, il avait voté sept ans auparavant (sur la base des 110 propositions du Programme commun). La France entra dans la « rigueur » en 1983 et l’homme d’affaires Bernard Tapie au gouvernement en 1992. Chacun connaît la suite. Un écrivain meurt sans jamais emporter ses pensées ; vingt-sept ans ont passé et tant reste à faire.
Le jeune Guérin s’affirma d’abord contre. Sa classe, son milieu, ses origines, sa famille. Qui vécut dans les flancs de la bourgeoisie n’ignore rien des ignominies qu’elle charrie. L’adolescent, cœur vif-argent et lecteur de Lamartine – à qui il consacra sa thèse –, savait qu’il n’y aurait jamais rien à attendre des possédants et des privilégiés. Il en vint, vit et n’en douta plus : il lui faudra vaincre jusqu’à ses propres racines. Traître à ses gènes ; parjure à sa lignée : l’héritier se préféra citoyen. « Mes rapports avec ma mère sont probablement le point le plus dérangé de mon psychisme. » Matrice amère. Ventre sec. Il eut donc les yeux plus gros que ce dernier : embrasser le monde entier, celui qui tourne si mal. On quitte toujours une famille pour en fonder une autre, ailleurs, la sienne, où le sens supplante le sang, où les frères sont ceux que l’on élit du doux nom de « camarades ». Son clan ? Celui que son rang méprisait : les sans-grades, les oubliés, les réprouvés, les colonisés et les maudits.
Pour un communisme libertaire
Guérin eut une intense vie de militant : il fut tour à tour membre de la Gauche Révolutionnaire, du Parti socialiste ouvrier et paysan, de l’Organisation révolutionnaire anarchiste et de l’Union des travailleurs communistes libertaires. Il fut également syndiqué, son existence durant, auprès de la CGT. Sa vie politique, donc sa pensée, peut se résumer en trois temps forts : anti-stalinien féroce, Guérin appartint d’abord à la gauche marxiste, proche du mouvement trotskyste (il connut en personne le fondateur de l’Armée rouge, qui le chargea de la rédaction d’une étude), avant d’opter pour l’anarchisme à la fin des années cinquante, moins autoritaire et plus à même à ses yeux de lutter contre la domination étatique. Il s’orienta ensuite vers une synthèse entre les deux mouvements de pensée – position qu’il conserva de la fin des années 1960 à sa mort, en 1988.
Il n’apprit pas la lutte dans les livres. Du moins, pas dans l’immédiat. La rue lui enseigna les rudiments de la révolte : les salles de boxe, les boutiques de vélos, les pavés de Ménilmontant, les bouis-bouis prolos, les auberges et les routes, sacs de camping sur le dos… Il partageait la vie de ceux qui n’avaient que leurs bras pour vivre et ramener le pain dont lui n’avait jamais manqué. Il découvrait avec émerveillement « leur instinct de classe, leur robuste bon sens, leur merveilleuse faculté d’adaptation au monde, leur ingéniosité combinarde, leur gaieté invincible en dépit d’une chienne de vie ». Tout ne fut pas toujours si rose : on l’accueillit parfois la gueule aux aguets, avec ses mains lisses, trop lisses, ses mains oisives qui souffrent pour un rien… Il ne serait pas le premier fils de bourge à chercher à s’encanailler, on les a vus, les gamins des Messieurs et des Madames, on les a vus se frotter au populo puis s’en aller un beau jour, comme ils étaient venus, la bave aux lèvres et pas qu’un peu. Guérin craignait tant que ses camarades eussent pu découvrir, au hasard d’un étal, l’existence de ses premiers romans… Certaines pages ne souffraient d’aucune ambiguïté quant à son attirance pour la gent masculine : il est des péchés, même de jeunesse, que l’on ne pardonne point.
Guérin lut Proudhon, Marx, Sorel, Pelloutier, Lénine et Trotsky sur les mers, dans les navires qui reliaient l’Indochine à la France des années 1930. L’auteur du Capital retint tout particulièrement son attention. Il découvrit plus tard son grand rival, l’ogre russe, barbu aristocrate et défroqué qui courait l’Europe de barricade en barricade : Mikhaïl Bakounine. Un nom comme un coup de fouet. On peut sans peine parler d’une révélation. Guérin réalisa au fil des six volumes composés par l’anarchiste que le socialisme n’avait fondamentalement pas vocation à emprunter les voies de l’autoritarisme. Le jacobinisme centralisateur, le Parti, le chef, la dictature du prolétariat ? Impasses. Sacrilèges et culs-de-sac. Le bolchevisme, qu’il admirait, devint pour lui l’un des symboles de ce que l’affranchissement ne devait être : totalitaire, répressif, despotique et absolutiste.
Le tout-venant a trop longtemps, par ignorance ou mauvaise foi, assimilé l’anarchisme à la seule contestation, à l’ivresse chaotique, à la pure négativité infantile et destructrice. L’anarchisme n’est pas, écrivit-il, « l’émiettement, mais la recherche de la véritable organisation, de la véritable unité, de l’ordre véritable ». Guérin estimait que l’anarchisme avait pour lui son génie prophétique : il décrivit bien avant la naissance de l’URSS, sur la base des analyses marxistes, ce que serait un régime communiste : le prolétariat subirait la dictature faute de pouvoir l’exercer (lire ou relire Étatisme et anarchie de Bakounine). L’anarchisme dénonça les prétentions élitistes du léninisme – l’idée d’une avant-garde éclairée – tout comme il mit en garde contre la dangerosité d’un État tout-puissant (Marx et Engels aspiraient à son dépérissement, les anarchistes à son anéantissement immédiat). L’anarchisme, via Proudhon, a promu l’association ouvrière et l’autogestion – autrement dit, la démocratie dans les lieux de travail. L’anarchisme est fédéraliste, il s’oppose à un pouvoir aussi fort que central et fait l’éloge du syndicalisme révolutionnaire. Enfin, l’anarchisme renvoie dos à dos l’individualisme libéral et certaines formes, grégaires et moutonnières, du communisme – il fait l’éloge d’un individu autonome mais socialisé, affranchi mais vivant au sein d’une communauté. Guérin pensa trouver dans cette tradition, plurielle et protéiforme, tout ce qu’il fallait pour remettre la Révolution sur les rails. Son ouvrage L’anarchisme, paru en 1965, plaida ainsi en faveur d’un anarchisme constructif : les pépites noires allaient briller dans le ciel de sang des démocraties prétendument populaires…
Le temps se flatte d’emporter les passions. Les années passent les certitudes à la trappe. Guérin en vint à réviser sa position : le terme anarchiste lui sembla trop réducteur. Honteuse palinodie ? Le militant réalisa seulement qu’il fallait nettoyer l’anarchisme de son lot « d’infantilisme, d’utopies, de romantismes, aussi peu utilisables que désuets ». Trop de libertaires prennent leurs rêves pour une réalité qu’ils ne connaissent que mal. Lyrisme et logorrhée, chimères et catéchisme, le drapeau noir a des élans que la raison réprouve… Guérin prôna dès lors, de texte en texte et durant deux décennies, une synthèse et un dépassement de l’anarchisme et du marxisme (un positionnement théorique que l’historien anarchiste Michel Ragon jugea comme une « idée pernicieuse », dans son Dictionnaire de l’Anarchie). C’est ainsi, seulement, que l’on pourrait bâtir une troisième voie : ni le réformisme social-démocrate et ses pitreries parlementaires, ni le communisme de caserne et ses matraques pour tous. Son ouvrage À la recherche d’un communisme libertaire, paru en 1984, rappela qu’il ne s’agissait ni d’un dogme ni d’un absolu mais d’une réflexion susceptible de nourrir les prochains soulèvements révolutionnaires. « En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré », notait celui qui refusait d’entériner l’ancestrale querelle : l’anarchisme et le marxisme sont des frères, ennemis, certes, mais des frères tout de même. Ils partagent le même sang, nonobstant celui qu’ils firent couler en s’entredéchirant ici ou là — Révolution russe, guerre civile espagnole, etc.
En quoi consiste, à grands traits, cette synthèse ? Le communisme libertaire (appelé parfois anarcho-communisme) refuse « la pagaille de l’inorganisation tout autant que le boulet bureaucratique ». Il prélève dans le corpus marxiste (constitué par les recherches de Karl Marx et d’Engels) tout ce qui s’avère compatible avec l’idéal libertaire et rejette « le vieil anarchisme démodé et fossilisé ». Il ne croit ni à la toute-puissance d’un parti ni à l’horizon indépassable des scrutins à date fixe. Il n’entend pas s’asseoir à la table de la realpolitik et assister, béat, aux ballets diplomatiques des grandes puissances. Il accorde bien plus de crédit aux masses qu’aux élites pour régler les crises politiques et s’édifie de bas en haut, par un système de coordination fédéraliste. Il donne aux travailleurs, via l’autogestion, la possibilité d’administrer leur propre travail, sans subir l’exploitation patronale (et n’abolit pas sur-le-champ la petite propriété agricole, paysanne et commerciale). Il prône, lorsqu’il s’agit d’élire des délégués, les mandats courts, révocables et contrôlables. Il limoge l’oligarchie qui régente les médias de masse, engage un autre rapport à la nature et réduit la durée du travail. Il entend par prolétariat quiconque crée de la plus-value ou œuvre aux côtés des travailleurs (intellectuels ou étudiants). Il est internationaliste mais ne compte pas modeler les pays dans le même moule unificateur : chaque peuple dispose de ses spécificités culturelles – Guérin avait suffisamment voyagé pour le savoir.
De l’Indochine aux Black Panthers
1927. Daniel Guérin découvrit la Syrie, alors sous mandat français depuis sept ans. Le jeune homme avait 23 ans. « Je vis à l’œuvre les colonialistes, militaires, civils, ecclésiastiques, leur racisme, leur brutalité, leur cynisme, leur fatuité, leur sottise », écrivit-il plus tard dans Ci-gît le colonialisme (1973). Il fit la connaissance de nationalistes arabes puis se rendit en Indochine. Les autorités hexagonales occupaient la région depuis la moitié du XIXe siècle et la métropole rançonnait à sa guise les indigènes : l’exploitation n’en est plus une dès lors qu’on la farde à la Démocratie. Deux années plus tôt paraissait Le Procès de la colonisation française, rédigé par celui que l’on ne nommait pas encore Hô Chi Minh mais Nguyên Ai Quôc – le patriote vietnamien y rappelait des vérités fâcheuses : « On voit que, sous le masque de la démocratie, l’impérialisme français a transplanté dans le pays d’Annam, le régime maudit du Moyen Âge, et que le paysan annamite est crucifié, par la baïonnette de la Civilisation capitaliste et par la croix de la Chrétienté prostituée. »
Heureux hasard : Guérin arriva le jour où le Parti nationaliste vietnamien (socialiste et révolutionnaire) organisa un soulèvement contre les troupes d’occupation impérialistes : à Yên Bái, des rebelles hissèrent l’étendard indépendantiste en haut d’une caserne d’infanterie, des soldats français furent tués, d’autres blessés ; à Hưng Hoá, un groupe de combattants tenta de s’emparer d’une caserne ; à Lâm Thao, les troupes coloniales furent désarmées et le drapeau battit au vent de la ville libérée. Un temps seulement. La résistance ne manqua pas d’être écrasée par l’armée française, épaulée de ses supplétifs vietnamiens. L’aviation frappa et incendia près de soixante-dix habitations civiles en guise de représailles. On ne transige pas avec les Droits de l’Homme. Louis Aragon rendit hommage aux insurgés dans l’un de ses poèmes : « Yen-Bay / Quel est ce vocable qui rappelle qu’on ne bâillonne / pas un peuple qu’on ne le / mate pas avec le sabre courbe du bourreau ». Quant à Guérin, il ne put supporter de voir les colons dans les rues, « sangsues agrippées aux flancs de ce pays » qui ne leur appartenait pas mais dont ils se croyaient pourtant les maîtres. Il rencontra le leader nationaliste Huyng Thuc Khang et n’oublia jamais cette entrevue : tout Blanc qu’il fut, l’indépendantiste le traita « comme un frère ».
Son Autobiographie de jeunesse témoigne de l’admiration qu’il porta à ces jeunes révolutionnaires asiatiques « prodigieusement intelligents et raffinés ». Le choc fut tel qu’il décida, une fois rentré en terre natale, de se consacrer entièrement à la lutte sociale. Plus de poésie, plus de romans, plus d’Art : seulement la politique. Écrire, oui, mais à condition que chaque mot ait vocation à changer le monde. Planter sa plume dans les plaies. Dégoupiller les syllabes pour les lancer sous les tables des assis et des gensdelettres. Creuser dans les nombrils jusqu’à la terre rouge des damnés. Jeter l’encre, partout, dans les eaux profondes de la Révolution. Pourquoi faire des livres s’ils ne servent qu’à briller, de salons en prix littéraires ? Chaque page doit prendre le réel à la gorge. Il brûla ses textes inédits, rompit avec son milieu et s’installa dans un quartier ouvrier de Paris. « Je rejetai en bloc tout ce superflu. » La jeunesse n’a pas le goût des compromis. Guérin entra dans le socialisme comme d’autres en religion : foi vorace et zèle au ventre. « La vérité et la justice » étaient maintenant à ses côtés. Il trouva un emploi dans le bâtiment puis comme correcteur et collabora aux journaux La Révolution prolétarienne et Le Cri du peuple.
Il se lia au Mouvement national algérien, fondé par Messali Hadj, puis rencontra Hô Chi Minh en 1946 afin de l’informer des manœuvres sournoises de l’establishment français, au lendemain de la victoire contre le nazisme. Deux mois plus tard, le président vietnamien qu’il n’était pas encore écrivait, dans son texte « Réponse à une mère française » : « Les Français ont souffert de l’occupation pendant quatre années. Pendant quatre années, vous avez fait « la résistance et le maquis ». Les Vietnamiens ont souffert de l’occupation pendant plus de quatre-vingt années ; eux aussi ont fait la résistance et le maquis. Pourquoi les résistants français sont-ils considérés comme des héros ? Pourquoi les maquisards vietnamiens sont-ils traités en bandits et en assassins ? On prétend que les Français sont venus en Indochine comme civilisateurs. Je veux bien ! Mais on ne civilise pas les gens avec des canons et des tanks ! […] Partisans de la fraternité universelle, j’aime autant les jeunes français que les jeunes vietnamiens. Pour moi, la vie d’un Français ou la vie d’un Vietnamien est également précieuse. » (Hô Chi Minh, Textes 1914–1969, L’Harmattan, 1990).
Diên Biên Phu se révéla être une victoire pour la France : son échec militaire fut un triomphe moral — celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Les maquisards vietnamiens redonnèrent tout son sens à cette Marseillaise qu’ils avaient combattu : « Quoi ces cohortes étrangères ! Feraient la loi dans nos foyers ! » Leur succès encouragea et conforta les nationalistes algériens dans leur désir d’autonomie. Guérin fut l’un des signataires du Manifeste des 121, qui soutenait le droit à l’insoumission des militaires français, puis il travailla, un an après l’indépendance de l’Algérie, pour le président socialiste Ahmed Ben Bella. Il publia en 1964 L’Algérie qui se cherche, dans lequel il fit part de son expérience sur le terrain et du « soutien critique » qu’il apportait au régime. Il livra également l’analyse qu’il effectuait de l’autogestion mise en place dans le pays, étudia la réforme agraire, le poids de la bourgeoisie locale, la situation des femmes ainsi que le rôle de l’armée. Il décela dans le nouveau régime une tension entre deux pôles : l’un autoritaire et conservateur, l’autre socialiste et libertaire. Un an plus tard, le pouvoir fut renversé par un coup d’État militaire fomenté par le colonel Houari Boumédiène. Le président déchu fut placé en résidence surveillée jusqu’en 1980 et Daniel Guérin s’impliqua auprès du Comité de défense de Ben Bella.
Guérin vécut également deux ans aux États-Unis et, après l’ouvrage Où va le peuple américain ?, publia en 1973 De l’Oncle Tom aux Panthères, sous-titré Le drame des Noirs américains. Son étude, entre analyse sociologique, document historique et texte militant, apportait au lecteur français les informations qui lui permettraient de saisir la nature des luttes afro-américaines. Qui était réellement Malcolm X ? Pourquoi Martin Luther King fut-il assassiné ? Quels courants s’affrontaient au sein de l’activisme noir ? Quelle était la place de l’islam ? Que signifiait Black Power ? Pourquoi tant de Noirs crevaient-ils au Vietnam ? Guérin conclut l’ouvrage en analysant les forces et les faiblesses du Black Panther Party, fondé en 1966. Louer leur combat tout en dépassant le mythe, tel était son objectif. Il tint ainsi à mettre en évidence « leur fulgurante contribution au mouvement de libération noire » et leur participation, aux côtés des activistes blancs, « aussi courageuse qu’active à la dénonciation de l’impérialisme américain ». Leurs failles ? Le caractère utopique de leur programme en dix points, l’existence du culte de la personnalité (notamment de Huey P. Newton), la rigidité et l’autoritarisme du Parti, sa conception messianique de l’avant-garde, son ambiguïté quant à l’usage des armes (lorsqu’elles étaient utilisées, par une jeunesse marginalisée, à des fins personnelles) et la surreprésentation du lumpenprolétariat dans ses rangs (dont on sait le peu d’estime que Marx et Engels lui portaient). Et Guérin de conclure : seule une défaite cuisante au Vietnam ou une féroce crise économique pourraient être en mesure d’abattre le grand Moloch nord-américain… Une révolution nationale (à la fois démocratique, libertaire et enracinée dans la culture américaine) devra susciter l’adhésion de toutes les communautés afin d’écarter les forces libérales-capitalistes et crypto-fascistes du pays – seul un tel mouvement pourra « mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme » tout en anéantissant le « racisme qui persécute les Afro-Américains ».
Homosexualité & socialisme
Longtemps, Guérin se sentit « comme coupé en deux » : le militant révolutionnaire, d’une part, et l’homme qui, dans son intimité, entretenait des relations homosexuelles (tout en étant marié et père de famille). Dichotomie cruelle et douloureuse sécession. Garder sa langue et son secret dans sa poche. Faire comme si. Rire, sans doute, des calembours et des quolibets des copains. Surjouer, probablement, la camaraderie virile – bourrades et coups d’épaule. Guérin confia par écrit les humiliations qu’il eut à endurer : « La muflerie des homophobes ne connaît pas de bornes. Elle est génératrice, oui, de révolte. » Il fallut Mai 68 pour qu’il osa enfin, soixante ans passés, avouer aux autres qu’il n’était pas tout à fait comme eux – du moins, que son amour et ses désirs ne correspondaient pas aux canons majoritaires. L’avouer puis l’écrire. Quitte à faire le jeu de l’ennemi ; quitte à fragiliser son camp.
Plus singulier fut le lien qu’il établit entre ses attirances pour le sexe masculin et son engagement politique. Un lien parfois mal compris, mal perçu, y compris par ses frères d’armes. Il raconta à plusieurs reprises que sa sexualité le conduisit au socialisme puisqu’elle avait fait de lui « un affranchi, un asocial, un révolté ». Il découvrit l’oppression de l’ordre social, capitaliste et bourgeois, par le rejet qu’il subissait au quotidien. Son désir pour les travailleurs manuels lui permit également d’entrer en contact avec la classe laborieuse et de partager leur vécu, leurs souffrances, leurs espoirs et leur colère. Sa révolte n’avait pas l’odeur du papier ; elle était « subjective, physique, issue des sens et du cœur ». Guérin alla même jusqu’à se justifier, dans ‘Homosexualité & révolution’, de n’avoir jamais manqué à ses devoirs révolutionnaires : ses fièvres et ses fureurs, d’une soirée ou d’un été, ne nuisirent jamais à son militantisme.
Guérin estimait que l’homophobie ne pouvait être combattue par des lois ou des réformes : seule une révolution socialiste et anti-autoritaire (libertaire, donc) serait en mesure d’y parvenir. Il se leva contre ce qu’il nommait « la commercialisation de l’homosexualité » : une certaine frivolité et la jouissance pour la jouissance, totalement déconnectées, selon lui, de la lutte des classes. Il s’opposa à cette récupération marchande de la cause homosexuelle et dénonça, sans ciller, l’apolitisme d’un courant qui n’avait d’émancipation que le nom : à quoi bon s’affranchir de certaines chaînes s’il faut ensuite glisser dans d’autres ? Guérin vilipenda les homosexuels issus des classes dominantes qui s’attiraient « la protection du pouvoir », s’opposa à la constitution de « ghettos » communautaires et pourfendit l’homosexualité à ses yeux mondaine et contre-révolutionnaire. Son mot d’ordre ? Articuler. Ne pas hiérarchiser les causes mais les lier ensemble, de concert, en sachant qu’elles servent toutes le même objectif final : foudroyer la classe dominante. Ni le radicalisme chic des beaux quartiers qui abandonne la majorité à son triste sort ; ni l’orthodoxie du socialisme scientifique qui n’a d’yeux que pour l’économie et foule aux pieds les combats qu’elle juge périphériques.
Point n’est besoin d’attendre la Révolution, c’est-à-dire la démocratie administrée par le peuple, pour commencer à œuvrer : le combat contre l’oppression est affaire de chaque instant. Il milita un temps aux côtés du Front homosexuel d’action révolutionnaire, fondé en 1971, mais ne tarda pas à le quitter : il estimait que leur activisme, volontiers provocateur, spontanéiste et festif (rappelons le slogan des Gazolines : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous »), échouait à s’organiser et souffrait d’un cruel manque de contacts avec les travailleurs. « Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être convaincu, que l’émancipation de l’homosexuel, même s’il ne s’y voit pas directement impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de l’homme de couleur. De son côté, l’homosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et irréversible que si elle s’effectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si l’espèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les mœurs, mais, bien davantage, à changer la vie. »
Guérin était lucide : il savait que le monde du travail n’était pas, tant s’en faut, exempt de préjugés à l’endroit des homosexuels. Il admettait même que les milieux cultivés, progressistes bons teints ou libéraux accommodants, toléraient mieux cette sexualité (après tout, n’a‑t-elle pas enfanté Rimbaud et Gide, Proust et Cocteau, Wilde et Satie ?) que les couches les plus modestes. Guérin a pu constater, de ses yeux, le mépris que les instances communistes et trotskystes affichaient à leur endroit. Il a également condamné la répression exercée par certains pouvoirs supposément socialistes : à Cuba, sous Fidel Castro, les homosexuels furent durant quelques années enfermés dans des ‘Unidades Militares de Ayuda a la Producción’ (cela signifiait-il que la lutte sociale s’avérait incompatible avec les droits des minorités sexuelles ? En rien, répondait Guérin : ces régimes n’étaient pas socialistes mais capitalistes étatiques). Il tint toutefois à préciser que le travailleur, pris isolément, se comportait fort différemment : il ne subissait plus le consensus ni la pression du groupe. Les ouvriers, parfois, se donnaient sans y penser, pour le plaisir et pour l’instant, sans honte ni nommer le désir qu’ils avaient ressenti. « Seule une société collectiviste de caractère libertaire peut, dans la fraternité retrouvée, faire sa place aux homosexuels. »
Le marquis de Sade le répugnait. Il aimait mieux Charles Fourier, le philosophe français, le socialiste utopique en quête d’harmonie universelle. Guérin aspirait à rompre avec le rigorisme mortifère des révolutionnaires. Pourquoi rendre la lutte austère et sèche comme du bois mort ? Pourquoi concevoir l’activisme comme un sacrifice ? Pourquoi combattre le cœur empli d’aigreur ? Guérin opposait la volupté à la Vertu des grands chefs, qu’ils se nommassent Lénine, Robespierre ou Proudhon… « Baiser, baiser beaucoup, serait-ce nuire à l’action révolutionnaire ou au contraire l’exalter ? » L’élan vital contre le fiel ; la grande santé contre le ressentiment ; Dionysos contre l’idéal ascétique : on ne peut changer le monde qu’à condition de l’aimer. Il écrivit, en 1969, que la nature était foncièrement polysexuelle. Les dominants recourent à la biologie pour justifier leurs privilèges : si la Femme est par essence ce que l’on attend d’elle, pourquoi vouloir la libérer ? Guérin refusait que l’on pût, en deux cases étanches, enfermer les sexes et les réduire à des définitions de dictionnaire. L’homme serait éternellement voué à jouer les gros bras, va-t-en-guerre et sans pitié ? La femme devrait se satisfaire de son statut de nymphe, sexy ou mutine, femme au foyer ou objet publicitaire ? Guérin aspirait au « dépérissement de la détestable division des sexes » telle que la société bourgeoise l’institua en portant à « l’excès la différenciation entre le masculin et le féminin » et nourrissait l’espoir d’une société où « l’amour des deux sexes serait admis et reconnu comme la forme la plus naturelle, la plus courante et la plus complète de l’amour ». Même si le terme genre (forgé dans les années 1950 et utilisé en France quarante ans plus tard) ne se trouve pas sous sa plume, on pourrait sans doute inscrire Guérin dans ce champ d’études que les anglophones appellent ‘gender studies’.
Le citoyen sut redevenir un fils. « Je voudrais t’exprimer ma profonde reconnaissance pour tout ce que je te dois. […] Je t’ai fait souffrir au cours de ma vie. Mais sans l’avoir jamais voulu. J’ai été victime de mon tempérament trop violent, trop contradictoire, de mon besoin extrême d’indépendance. Et là où je t’ai le plus violemment heurté, c’est par fidélité à des convictions qui sont ma raison de vivre », écrivit Daniel Guérin à son père, qu’il pressentait à l’article de la mort. « Tu as touché mon cœur dans ses fibres les plus profondes en me parlant comme tu as fait. C’est une consolation pour moi. […] Mon cher fils que, comme ta grand-mère, j’ai chéri plus que mes autres enfants, mon premier-né, la plus grande joie de ma vie, je te serre sur mon pauvre cœur qui t’a tant aimé », répondit son aîné. Quant à sa mère, rien n’y fit… Il corrigea l’un de ses manuscrits tandis qu’elle agonisait d’une embolie, à quelques mètres de lui.
Daniel Guérin disparut quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand – pour qui, tout libertaire qu’il fut, il avait voté sept ans auparavant (sur la base des 110 propositions du Programme commun). La France entra dans la « rigueur » en 1983 et l’homme d’affaires Bernard Tapie au gouvernement en 1992. Chacun connaît la suite. Un écrivain meurt sans jamais emporter ses pensées ; vingt-sept ans ont passé et tant reste à faire.
Daniel Guérin, en la encrucijada de las luchas.
Max Leroy / Traducido por Jorge Joya | Libértame, 2022-03-12
https://libertamen.wordpress.com/2022/03/12/daniel-guerin-en-la-encrucijada-de-las-luchas-2015-max-leroy/
Poeta, ensayista, teórico revolucionario e historiador, cautivo en Alemania en 1940, anticolonialista precoz y partidario de los derechos de las mujeres y los homosexuales, Guérin participó en todas las luchas del siglo XX. ¿El núcleo de su trabajo? La fusión de dos hermanos enemigos: el anarquismo y el marxismo. Retrato de un pensador desconocido fuera de los círculos militantes.
El joven Guérin se impuso primero en contra. Su clase, su entorno, sus orígenes, su familia. El que vivió en los flancos de la burguesía no sabe nada de la ignominia que conlleva. El adolescente, lector sagaz de Lamartine -a quien dedicó su tesis-, sabía que nunca habría que esperar nada de los poseedores y privilegiados. Llegó, vio y ya no dudó: tendría que superar incluso sus propias raíces. Traidor a sus genes; perjuró a su linaje: el heredero prefirió ser ciudadano. «La relación con mi madre es probablemente la parte más perturbada de mi psique». Matriz amarga. Vientre seco. Así que tenía ojos más grandes que estos últimos: abarcando todo el mundo, el que va tan mal. Siempre se abandona una familia para fundar otra, en otro lugar, la propia, donde el sentido prevalece sobre la sangre, donde los hermanos son los que uno elige con el dulce nombre de «camaradas». ¿Su clan? El que su rango despreciaba: el humilde, el olvidado, el réprobo, el colonizado y el maldito.
Por un comunismo libertario
Guérin tuvo una intensa vida de militante: fue a su vez miembro de la Gauche Révolutionnaire, del Parti socialiste ouvrier et paysan, de la Organisation révolutionnaire anarchiste y de la Union des travailleurs communistes libertaires. También fue sindicalista de la CGT durante toda su vida. Su vida política, y por tanto su pensamiento, puede resumirse en tres grandes etapas: feroz antiestalinista, Guérin perteneció primero a la izquierda marxista, cercana al movimiento trotskista (conoció personalmente al fundador del Ejército Rojo, que le encargó un estudio), antes de optar por el anarquismo a finales de los años 50, menos autoritario y, según él, más capaz de luchar contra la dominación del Estado. A continuación, se orientó hacia una síntesis entre ambos movimientos, posición que mantuvo desde finales de los años sesenta hasta su muerte en 1988.
No aprendió la lucha en los libros. Al menos no inmediatamente. La calle le enseñó los rudimentos de la revuelta: las salas de boxeo, las tiendas de bicicletas, los adoquines de Ménilmontant, las barriadas proletarias, los albergues y las carreteras, las bolsas de acampada a la espalda... Compartió la vida de los que sólo tenían sus brazos para vivir y traer el pan que nunca le había faltado. Descubrió con asombro «su instinto de clase, su robusto sentido común, su maravillosa capacidad de adaptación al mundo, su ingenio para combinar, su invencible alegría a pesar de la dureza de la vida». No siempre fue todo tan de color de rosa: a veces se le recibía con la boca abierta, con sus manos lisas, demasiado lisas, sus manos ociosas que no sufren por nada... No sería el primer hijo de un burgués que busca convertirse en un baboso, los hemos visto, a los hijos de los Caballeros y de las Damas, los hemos visto codearse con el populacho y luego irse un buen día, como habían venido, con la baba en los labios y no sólo un poco. Guérin tenía tanto miedo de que sus camaradas descubrieran, a golpe de talonario, la existencia de sus primeras novelas... Algunas páginas eran inequívocas en cuanto a su atracción por el sexo masculino: hay pecados, incluso de juventud, que no se pueden perdonar.
Guérin leyó a Proudhon, Marx, Sorel, Pelloutier, Lenin y Trotsky en los mares, en los barcos que unían Indochina con Francia en los años 30. El autor de El Capital le llamó especialmente la atención. Más tarde descubrió a su gran rival, el ogro ruso, el aristócrata barbudo y defenestrado que corría de barricada en barricada por Europa: Mijaíl Bakunin. Un nombre como un látigo. Se puede hablar fácilmente de una revelación. A lo largo de los seis volúmenes compuestos por el anarquista, Guérin se dio cuenta de que el socialismo no estaba destinado fundamentalmente a tomar el camino del autoritarismo. ¿Jacobinismo centralista, el Partido, el líder, la dictadura del proletariado? Callejones sin salida. Sacrilegios y callejones sin salida. El bolchevismo, al que admiraba, se convirtió para él en uno de los símbolos de lo que no debía ser la emancipación: totalitario, represivo, despótico y absolutista.
Durante demasiado tiempo, por ignorancia o mala fe, el público en general ha equiparado el anarquismo con la mera protesta, con la borrachera caótica, con la pura negatividad infantil y destructiva. El anarquismo no es, escribió, «el desmoronamiento, sino la búsqueda de la verdadera organización, la verdadera unidad, el verdadero orden». Guérin consideraba que el anarquismo tenía su genio profético: describió mucho antes del nacimiento de la URSS, basándose en los análisis marxistas, lo que sería un régimen comunista: el proletariado sufriría la dictadura por no poder ejercerla (leer o releer 'Etatisme et anarchie' de Bakunin). El anarquismo denunció las pretensiones elitistas del leninismo -la idea de una vanguardia ilustrada- al igual que advirtió del peligro de un Estado todopoderoso (Marx y Engels aspiraban a su desaparición, los anarquistas a su aniquilación inmediata). El anarquismo, a través de Proudhon, promovió la asociación de los trabajadores y la autogestión, es decir, la democracia en el trabajo. El anarquismo es federalista, se opone al poder fuerte y central y alaba el sindicalismo revolucionario. Por último, el anarquismo rechaza el individualismo liberal y ciertas formas gregarias y borreguiles de comunismo: alaba a un individuo autónomo pero socializado, liberado pero que vive dentro de una comunidad. Guérin creyó encontrar en esta tradición, plural y proteica, todo lo necesario para encarrilar la Revolución. Su libro 'L’anarchisme', publicado en 1965, abogaba por un anarquismo constructivo: las pepitas negras brillarían en el cielo sangriento de las llamadas democracias populares...
El tiempo se adorna a sí mismo para llevarse las pasiones. Los años pasan y las certezas se desvanecen. Guérin llegó a revisar su posición: el término anarquista le parecía demasiado reductor. ¿Una palinodia vergonzosa? El militante sólo se dio cuenta de que era necesario limpiar el anarquismo de su lote de «infantilismos, utopías, romanticismos, tan inútiles como obsoletos». Demasiados libertarios toman sus sueños por una realidad que conocen poco. Lirismo y logorrea, quimeras y catecismo, la bandera negra tiene impulsos que la razón reprueba... Guérin abogó desde entonces, de texto en texto y durante dos décadas, por una síntesis y una superación del anarquismo y del marxismo (posicionamiento teórico que el historiador anarquista Michel Ragon juzgó como «idea perniciosa», en su 'Dictionnaire de l’Anarchie'). Sólo así se podría construir una tercera vía: ni el reformismo socialdemócrata y sus payasadas parlamentarias, ni el comunismo de cuartel y sus porras para todos. Su libro 'À la recherche d’un communisme libertaire', publicado en 1984, recordaba que no era ni un dogma ni un absoluto, sino una reflexión susceptible de alimentar los próximos levantamientos revolucionarios. «Bañándose en el anarquismo, el marxismo de hoy puede salir limpio de sus pústulas y regenerado», señaló el hombre que se negó a ratificar la ancestral querella: anarquismo y marxismo son hermanos, enemigos, ciertamente, pero hermanos al fin y al cabo. Comparten la misma sangre, a pesar de la sangre que han derramado luchando entre sí aquí y allá: Revolución Rusa, Guerra Civil Española, etc.
¿En qué consiste esta síntesis, a grandes rasgos? El comunismo libertario (a veces llamado anarcocomunismo) rechaza «el desorden de la inorganización tanto como el ovillo burocrático». Toma del corpus marxista (constituido por las investigaciones de Karl Marx y Engels) todo lo que resulta compatible con el ideal libertario y rechaza «el viejo anarquismo caduco y fosilizado». No cree ni en la omnipotencia de un partido ni en el horizonte inexpugnable de las elecciones con fecha fija. No pretende sentarse a la mesa de la realpolitik y asistir, dichoso, a los ballets diplomáticos de las grandes potencias. Da mucho más crédito a las masas que a las élites para resolver las crisis políticas y se construye de abajo a arriba, mediante un sistema de coordinación federalista. Da a los trabajadores la posibilidad de administrar su propio trabajo mediante la autogestión, sin estar sometidos a la explotación patronal (y no suprime inmediatamente la pequeña propiedad agrícola, campesina y comercial). Aboga por mandatos cortos, revocables y controlables para la elección de los delegados. Desestima la oligarquía que gobierna los medios de comunicación, entabla una relación diferente con la naturaleza y reduce la jornada laboral. Entiende el proletariado como todo aquel que crea plusvalía o trabaja junto a los trabajadores (intelectuales o estudiantes). Era internacionalista, pero no pretendía moldear a los países en un mismo molde unificador: cada pueblo tenía sus propias especificidades culturales; Guérin había viajado lo suficiente para saberlo.
De Indochina a los Panteras Negras
1927. Daniel Guérin descubrió Siria, entonces bajo mandato francés durante siete años. El joven tenía 23 años. «Vi trabajar a los colonialistas, militares, civiles, eclesiásticos, su racismo, su brutalidad, su cinismo, su fatuidad, su estupidez», escribió más tarde en 'Ci-gît le colonialisme' (1973). Se reunió con los nacionalistas árabes y luego fue a Indochina. Las autoridades hexagonales habían ocupado la región desde mediados del siglo XIX y la metrópoli rescataba a los nativos a su antojo: la explotación deja de serlo cuando se enmarca en la Democracia. Dos años antes, se publicó 'Le Procès de la colonisation française' ('El juicio de la colonización francesa'), escrito por el hombre que aún no se llamaba Hô Chi Minh, sino Nguyên Ai Quôc, el patriota vietnamita recordó algunas verdades desafortunadas: «Vemos que, bajo la máscara de la democracia, el imperialismo francés ha trasplantado en el país de Annam, el régimen maldito de la Edad Media, y que el campesino annamita está crucificado, por la bayoneta de la Civilización capitalista y por la cruz del cristianismo prostituido.»
Una feliz coincidencia: Guérin llegó el día en que el Partido Nacionalista Vietnamita (socialista y revolucionario) organizó un levantamiento contra las tropas de ocupación imperialistas: En Yên Bái, los rebeldes izaron la bandera de la independencia en lo alto de un cuartel de infantería, murieron soldados franceses y otros resultaron heridos; en Hưng Hoá, un grupo de combatientes intentó tomar un cuartel; en Lâm Thao, las tropas coloniales fueron desarmadas y la bandera ondeó al viento de la ciudad liberada. Sólo por un tiempo. La resistencia fue aplastada por el ejército francés, apoyado por sus auxiliares vietnamitas. Las fuerzas aéreas atacaron e incendiaron casi setenta casas de civiles en represalia. Los derechos humanos no deben comprometerse. Louis Aragon rindió homenaje a los insurgentes en uno de sus poemas: «Yen-Bay / ¿Qué es esta palabra que nos recuerda que no amordazamos / a un pueblo que no se aparea / con el sable curvo del verdugo?». En cuanto a Guérin, no soportaba ver a los colonos en las calles, «sanguijuelas aferradas a los lados de este país» que no les pertenecía pero del que se creían dueños. Conoció al líder nacionalista Huyng Thuc Khang y nunca olvidó este encuentro: por muy blanco que fuera, el independentista le trató «como un hermano».
La Autobiografía de su juventud atestigua su admiración por estos jóvenes revolucionarios asiáticos, que eran «prodigiosamente inteligentes y refinados». El impacto fue tan grande que decidió dedicarse por completo a la lucha social una vez que regresó a su tierra natal. No más poesía, no más novelas, no más arte: sólo política. Escribir, sí, pero con la condición de que cada palabra tuviera que cambiar el mundo. Plantar la pluma en las heridas. Sacar sílabas para arrojarlas debajo de las mesas de los sentados y los alfabetizados. Para cavar en los ombligos hasta la tierra roja de los condenados. Arrojando tinta, por doquier, a las aguas profundas de la Revolución. ¿Para qué hacer libros si sólo sirven para brillar, desde los salones hasta los premios literarios? Cada página debe tomar la realidad por el cuello. Quema sus textos inéditos, rompe con su entorno y se instala en un barrio obrero de París. «Rechacé toda esta superfluidad. La juventud no tiene gusto por el compromiso. Guérin entró en el socialismo como otros en la religión: fe voraz y celo en el vientre. «La verdad y la justicia» estaban ahora a su lado. Encontró un trabajo en la construcción y luego como corrector de pruebas y colaboró con los periódicos 'La Révolution prolétarienne' y 'Le Cri du peuple'.
Se unió al Movimiento Nacional Argelino, fundado por Messali Hadj, y se reunió con Ho Chi Minh en 1946 para informarle de las maniobras turbias del establishment francés tras la victoria contra el nazismo. Dos meses después, el presidente vietnamita que aún no era escribió, en su texto «Respuesta a una madre francesa»: «Los franceses han sufrido la ocupación durante cuatro años. Durante cuatro años, hicisteis «resistencia y maquis». Los vietnamitas sufrieron la ocupación durante más de ochenta años; también hicieron resistencia y maquis. ¿Por qué se considera héroes a los combatientes de la resistencia francesa? ¿Por qué los maquisards vietnamitas son tratados como bandidos y asesinos? Se dice que los franceses llegaron a Indochina como civilizadores. No me importa. ¡Pero no se civiliza a la gente con armas y tanques! [...] Como partidario de la fraternidad universal, quiero a los jóvenes franceses tanto como a los jóvenes vietnamitas. Para mí, la vida de un francés o la de un vietnamita son igualmente preciosas.» (Hô Chi Minh, Textos 1914-1969, L’Harmattan, 1990).
Diên Biên Phu resultó ser una victoria para Francia: su fracaso militar fue un triunfo moral, el de la libertad, la igualdad y la fraternidad. Los maquisards vietnamitas dieron un nuevo significado a la Marsellesa que habían combatido: «¡Y qué pasa con estos cohones extranjeros! ¡Haría la ley en nuestros hogares! Su éxito animó y reforzó a los nacionalistas argelinos en su deseo de autonomía. Guérin fue uno de los firmantes del Manifiesto del 121, que apoyaba el derecho a la insubordinación de los militares franceses, y luego, un año después de la independencia de Argelia, trabajó para el presidente socialista Ahmed Ben Bella. En 1964, publicó 'L’Algérie qui se cherche', en el que compartía su experiencia en el terreno y su «apoyo crítico» al régimen. También analizó el sistema de autogestión del país, la reforma agraria, la influencia de la burguesía local, la situación de las mujeres y el papel del ejército. Encontró una tensión entre dos polos en el nuevo régimen: uno autoritario y conservador, el otro socialista y libertario. Un año después, el gobierno fue derrocado por un golpe militar instigado por el coronel Houari Boumédiène. El presidente depuesto fue puesto bajo arresto domiciliario hasta 1980 y Daniel Guérin se implicó en el Comité de Defensa de Ben Bella.
Guérin también vivió en Estados Unidos durante dos años y, tras el libro 'Où va le peuple américain?' publicado en 1973 'De l’Oncle Tom aux Panthères', subtitulado 'Le drame des Noirs américains'. Su estudio, que era en parte análisis sociológico, en parte documento histórico y en parte texto militante, proporcionaba al lector francés información que le permitiría comprender la naturaleza de las luchas afroamericanas. ¿Quién era realmente Malcolm X? ¿Por qué fue asesinado Martin Luther King? ¿Qué corrientes estaban en marcha dentro del activismo negro? ¿Cuál era el lugar del Islam? ¿Qué significó el Poder Negro? ¿Por qué murieron tantos negros en Vietnam? Guérin concluye el libro analizando los puntos fuertes y débiles del Partido de las Panteras Negras, fundado en 1966. Su objetivo era elogiar su lucha yendo más allá del mito. Se empeñó en destacar «su deslumbrante contribución al movimiento de liberación negro» y su participación, junto a activistas blancos, «tan valiente como activa en la denuncia del imperialismo estadounidense». ¿Sus defectos? El carácter utópico de su programa de diez puntos, la existencia del culto a la personalidad (sobre todo de Huey P. Newton), la rigidez y el autoritarismo del Partido, su concepción mesiánica de la vanguardia, su ambigüedad sobre el uso de las armas (cuando eran utilizadas por una juventud marginada con fines personales) y la sobrerrepresentación del lumpenproletariado en sus filas (por el que sabemos la poca estima que les tenían Marx y Engels). Y Guérin concluye: Sólo una aplastante derrota en Vietnam o una feroz crisis económica podrían derribar al gran Moloch norteamericano...qxr Una revolución nacional (a la vez democrática, libertaria y arraigada en la cultura americana) tendrá que ganar el apoyo de todas las comunidades para desalojar a las fuerzas liberal-capitalistas y cripto-fascistas del país – sólo un movimiento así podrá «poner fin a la explotación del hombre por el hombre» al tiempo que aniquila el «racismo que persigue a los afroamericanos».
Homosexualidad y socialismo
Durante mucho tiempo, Guérin se sintió «dividido en dos»: el militante revolucionario, por un lado, y el hombre que, en su vida privada, mantenía relaciones homosexuales (estando casado y siendo padre). Una cruel dicotomía y una dolorosa secesión. Guarda tu lengua y tu secreto en el bolsillo. Actuar como si. Riéndose, sin duda, de los juegos de palabras y las ocurrencias de los amigos. Probablemente exagerando la camaradería varonil – bofetadas y golpes de hombro. Guérin escribió sobre las humillaciones que tuvo que soportar: «La grosería de los homófobos no tiene límites. Es una fuente de revuelta.» Hubo que esperar a mayo del 68 para que, sesenta años después, se atreviera por fin a admitir ante los demás que no era del todo como ellos; al menos, que su amor y sus deseos no se correspondían con los cánones de la mayoría. Admitirlo y luego escribirlo. Incluso si eso significaba hacerle el juego al enemigo; incluso si significaba debilitar su campamento.
Más singular fue el vínculo que estableció entre su atracción por el sexo masculino y su compromiso político. Un vínculo que a veces era incomprendido y mal percibido, incluso por sus hermanos de armas. En varias ocasiones dijo que su sexualidad le llevó al socialismo porque le hacía ser «un liberto, un asocial, un rebelde». Descubrió la opresión del orden social, capitalista y burgués a través del rechazo que experimentaba a diario. Su afán por los trabajadores manuales también le puso en contacto con la clase obrera y le permitió compartir sus experiencias, sus sufrimientos, sus esperanzas y su ira. Su revuelta no tenía olor a papel; era «subjetiva, física, desde los sentidos y el corazón». Guérin llegó a justificar, en 'Homosexualité & révolution', que nunca había faltado a sus deberes revolucionarios: sus fiebres y furias, de una tarde o de un verano, nunca perjudicaron su militancia.
Guérin creía que la homofobia no podía combatirse con leyes o reformas: sólo una revolución socialista y antiautoritaria (libertaria, por tanto) podría conseguirlo. Se levantó contra lo que llamó «la comercialización de la homosexualidad»: una cierta frivolidad y el disfrute por el disfrute, totalmente desconectados, según él, de la lucha de clases. Se opuso a esta mercantilización de la causa homosexual y denunció, sin pestañear, el carácter apolítico de un movimiento que sólo era emancipación de nombre: ¿de qué sirve liberarse de ciertas cadenas si luego hay que introducirse en otras? Guérin vilipendió a los homosexuales de las clases dominantes que atraían «la protección del poder», se opuso a la constitución de «guetos» comunitarios y condenó la homosexualidad como mundana y contrarrevolucionaria. ¿Su consigna? Articulado. No para clasificar las causas, sino para vincularlas entre sí, sabiendo que todas sirven al mismo objetivo final: derribar a la clase dominante. No el radicalismo chic de la clase alta, que abandona a la mayoría a su triste destino; ni la ortodoxia del socialismo científico, que sólo tiene ojos para la economía y pisotea las luchas que considera periféricas.
No hay que esperar a que la Revolución, es decir, la democracia administrada por el pueblo, empiece a funcionar: la lucha contra la opresión es una cuestión de cada momento. Durante un tiempo fue miembro del Front homosexuel d’action révolutionnaire, fundado en 1971, pero pronto lo abandonó: consideraba que su activismo, voluntariamente provocador, espontáneo y festivo (recordemos el eslogan de los Gazolines: «Proletarios de todos los países, acariciaos»), no se organizaba y adolecía de una cruel falta de contacto con los trabajadores. «El revolucionario proletario debe, pues, convencerse, o estar convencido, de que la emancipación del homosexual, aunque no se vea directamente implicado en ella, le concierne en el mismo grado, entre otros, que la de la mujer y la del hombre de color. Por su parte, el homosexual debe comprender que su liberación sólo puede ser total e irreversible si se realiza en el marco de la revolución social, en una palabra, si el género humano logra no sólo liberalizar la moral, sino, mucho más, cambiar la vida.
Guérin fue lúcido: sabía que el mundo del trabajo no estaba libre de prejuicios contra los homosexuales. Incluso admitió que los círculos cultivados, progresistas de buen talante o liberales acomodaticios, eran más tolerantes con esta sexualidad (al fin y al cabo, ¿no dieron a luz a Rimbaud y Gide, a Proust y Cocteau, a Wilde y a Satie?) que los estratos más modestos. Guérin pudo comprobar el desprecio que las autoridades comunistas y trotskistas sentían por ellos. También condenó la represión ejercida por algunas potencias supuestamente socialistas: en Cuba, bajo el mandato de Fidel Castro, los homosexuales fueron encerrados durante algunos años en Unidades Militares de Ayuda a la Producción (¿significa esto que la lucha social es incompatible con los derechos de las minorías sexuales? En absoluto, respondió Guérin: estos regímenes no eran socialistas sino capitalistas de Estado). Sin embargo, insiste en señalar que el trabajador, tomado aisladamente, se comporta de forma muy diferente: ya no está sometido al consenso o a la presión del grupo. Los trabajadores a veces se entregaban sin pensarlo, por placer y por el momento, sin vergüenza ni nombrar el deseo que habían sentido. «Sólo una sociedad colectivista de carácter libertario puede, en la fraternidad redescubierta, dar cabida a los homosexuales.»
El Marqués de Sade le repugnaba. Prefería a Charles Fourier, el filósofo francés, el socialista utópico en busca de la armonía universal. Guérin aspiraba a romper con el rigorismo mortificante de los revolucionarios. ¿Por qué hacer la lucha austera y seca como la madera muerta? ¿Por qué concebir el activismo como un sacrificio? ¿Por qué luchar con un corazón lleno de amargura? Guérin opuso la voluptuosidad a la virtud de los grandes líderes, ya se llamaran Lenin, Robespierre o Proudhon... «Follar, follar mucho, ¿perjudicaría la acción revolucionaria o por el contrario la exaltaría?» El impulso vital frente a la hiel; la gran salud frente al resentimiento; Dionisio frente al ideal ascético: sólo se puede cambiar el mundo si se lo ama. Escribió en 1969 que la naturaleza es fundamentalmente polisexual. Los dominantes recurren a la biología para justificar sus privilegios: si la mujer es por esencia lo que se espera de ella, ¿por qué habría que liberarla? Guérin se niega a aceptar que los sexos puedan encerrarse en dos cajas estancas y reducirse a definiciones de diccionario. ¿Estarían los hombres eternamente condenados a jugar a la mano dura, belicosa y despiadada? ¿Deben las mujeres conformarse con su condición de ninfas, sexys o amotinadas, amas de casa u objetos publicitarios? Guérin aspiraba al «marchitamiento de la detestable división de los sexos» instituida por la sociedad burguesa al «diferenciar excesivamente lo masculino y lo femenino» y esperaba una sociedad en la que «el amor de ambos sexos fuera admitido y reconocido como la forma más natural, más común y más completa de amor». Aunque el término género (acuñado en la década de 1950 y utilizado en Francia cuarenta años después) no se encuentra en sus escritos, sin duda podríamos incluir a Guérin en el campo de estudios que los angloparlantes llaman 'gender studies'.
El ciudadano sabía cómo volver a ser hijo. «Me gustaría expresar mi profunda gratitud por todo lo que le debo. [Te hice sufrir durante mi vida. Pero nunca quise hacerlo. Fui víctima de mi temperamento demasiado violento y contradictorio, de mi extrema necesidad de independencia. Y donde te he herido más violentamente es en mi fidelidad a las convicciones que son mi razón de vivir», escribió Daniel Guérin a su padre, al que intuía a punto de morir. «Has tocado mi corazón en sus fibras más profundas al hablarme como lo hiciste. Es un consuelo para mí. [...] Mi querido hijo al que, como a tu abuela, he querido más que a mis otros hijos, mi primogénito, la mayor alegría de mi vida, te llevo cerca de mi pobre corazón que tanto te ha querido», respondió su hijo mayor. En cuanto a su madre, no se pudo hacer nada... Corrigió uno de sus manuscritos mientras ella se moría de una embolia, a pocos metros de él.
Daniel Guérin desapareció unas semanas antes de la reelección de François Mitterrand, a quien, libertario como era, había votado siete años antes (sobre la base de las 110 propuestas del Programa Común). Francia entró en la «austeridad» en 1983 y el empresario Bernard Tapie entró en el gobierno en 1992. Todo el mundo sabe lo que pasó después. Un escritor muere sin llevarse su pensamiento; han pasado veintisiete años y queda mucho por hacer.
El joven Guérin se impuso primero en contra. Su clase, su entorno, sus orígenes, su familia. El que vivió en los flancos de la burguesía no sabe nada de la ignominia que conlleva. El adolescente, lector sagaz de Lamartine -a quien dedicó su tesis-, sabía que nunca habría que esperar nada de los poseedores y privilegiados. Llegó, vio y ya no dudó: tendría que superar incluso sus propias raíces. Traidor a sus genes; perjuró a su linaje: el heredero prefirió ser ciudadano. «La relación con mi madre es probablemente la parte más perturbada de mi psique». Matriz amarga. Vientre seco. Así que tenía ojos más grandes que estos últimos: abarcando todo el mundo, el que va tan mal. Siempre se abandona una familia para fundar otra, en otro lugar, la propia, donde el sentido prevalece sobre la sangre, donde los hermanos son los que uno elige con el dulce nombre de «camaradas». ¿Su clan? El que su rango despreciaba: el humilde, el olvidado, el réprobo, el colonizado y el maldito.
Por un comunismo libertario
Guérin tuvo una intensa vida de militante: fue a su vez miembro de la Gauche Révolutionnaire, del Parti socialiste ouvrier et paysan, de la Organisation révolutionnaire anarchiste y de la Union des travailleurs communistes libertaires. También fue sindicalista de la CGT durante toda su vida. Su vida política, y por tanto su pensamiento, puede resumirse en tres grandes etapas: feroz antiestalinista, Guérin perteneció primero a la izquierda marxista, cercana al movimiento trotskista (conoció personalmente al fundador del Ejército Rojo, que le encargó un estudio), antes de optar por el anarquismo a finales de los años 50, menos autoritario y, según él, más capaz de luchar contra la dominación del Estado. A continuación, se orientó hacia una síntesis entre ambos movimientos, posición que mantuvo desde finales de los años sesenta hasta su muerte en 1988.
No aprendió la lucha en los libros. Al menos no inmediatamente. La calle le enseñó los rudimentos de la revuelta: las salas de boxeo, las tiendas de bicicletas, los adoquines de Ménilmontant, las barriadas proletarias, los albergues y las carreteras, las bolsas de acampada a la espalda... Compartió la vida de los que sólo tenían sus brazos para vivir y traer el pan que nunca le había faltado. Descubrió con asombro «su instinto de clase, su robusto sentido común, su maravillosa capacidad de adaptación al mundo, su ingenio para combinar, su invencible alegría a pesar de la dureza de la vida». No siempre fue todo tan de color de rosa: a veces se le recibía con la boca abierta, con sus manos lisas, demasiado lisas, sus manos ociosas que no sufren por nada... No sería el primer hijo de un burgués que busca convertirse en un baboso, los hemos visto, a los hijos de los Caballeros y de las Damas, los hemos visto codearse con el populacho y luego irse un buen día, como habían venido, con la baba en los labios y no sólo un poco. Guérin tenía tanto miedo de que sus camaradas descubrieran, a golpe de talonario, la existencia de sus primeras novelas... Algunas páginas eran inequívocas en cuanto a su atracción por el sexo masculino: hay pecados, incluso de juventud, que no se pueden perdonar.
Guérin leyó a Proudhon, Marx, Sorel, Pelloutier, Lenin y Trotsky en los mares, en los barcos que unían Indochina con Francia en los años 30. El autor de El Capital le llamó especialmente la atención. Más tarde descubrió a su gran rival, el ogro ruso, el aristócrata barbudo y defenestrado que corría de barricada en barricada por Europa: Mijaíl Bakunin. Un nombre como un látigo. Se puede hablar fácilmente de una revelación. A lo largo de los seis volúmenes compuestos por el anarquista, Guérin se dio cuenta de que el socialismo no estaba destinado fundamentalmente a tomar el camino del autoritarismo. ¿Jacobinismo centralista, el Partido, el líder, la dictadura del proletariado? Callejones sin salida. Sacrilegios y callejones sin salida. El bolchevismo, al que admiraba, se convirtió para él en uno de los símbolos de lo que no debía ser la emancipación: totalitario, represivo, despótico y absolutista.
Durante demasiado tiempo, por ignorancia o mala fe, el público en general ha equiparado el anarquismo con la mera protesta, con la borrachera caótica, con la pura negatividad infantil y destructiva. El anarquismo no es, escribió, «el desmoronamiento, sino la búsqueda de la verdadera organización, la verdadera unidad, el verdadero orden». Guérin consideraba que el anarquismo tenía su genio profético: describió mucho antes del nacimiento de la URSS, basándose en los análisis marxistas, lo que sería un régimen comunista: el proletariado sufriría la dictadura por no poder ejercerla (leer o releer 'Etatisme et anarchie' de Bakunin). El anarquismo denunció las pretensiones elitistas del leninismo -la idea de una vanguardia ilustrada- al igual que advirtió del peligro de un Estado todopoderoso (Marx y Engels aspiraban a su desaparición, los anarquistas a su aniquilación inmediata). El anarquismo, a través de Proudhon, promovió la asociación de los trabajadores y la autogestión, es decir, la democracia en el trabajo. El anarquismo es federalista, se opone al poder fuerte y central y alaba el sindicalismo revolucionario. Por último, el anarquismo rechaza el individualismo liberal y ciertas formas gregarias y borreguiles de comunismo: alaba a un individuo autónomo pero socializado, liberado pero que vive dentro de una comunidad. Guérin creyó encontrar en esta tradición, plural y proteica, todo lo necesario para encarrilar la Revolución. Su libro 'L’anarchisme', publicado en 1965, abogaba por un anarquismo constructivo: las pepitas negras brillarían en el cielo sangriento de las llamadas democracias populares...
El tiempo se adorna a sí mismo para llevarse las pasiones. Los años pasan y las certezas se desvanecen. Guérin llegó a revisar su posición: el término anarquista le parecía demasiado reductor. ¿Una palinodia vergonzosa? El militante sólo se dio cuenta de que era necesario limpiar el anarquismo de su lote de «infantilismos, utopías, romanticismos, tan inútiles como obsoletos». Demasiados libertarios toman sus sueños por una realidad que conocen poco. Lirismo y logorrea, quimeras y catecismo, la bandera negra tiene impulsos que la razón reprueba... Guérin abogó desde entonces, de texto en texto y durante dos décadas, por una síntesis y una superación del anarquismo y del marxismo (posicionamiento teórico que el historiador anarquista Michel Ragon juzgó como «idea perniciosa», en su 'Dictionnaire de l’Anarchie'). Sólo así se podría construir una tercera vía: ni el reformismo socialdemócrata y sus payasadas parlamentarias, ni el comunismo de cuartel y sus porras para todos. Su libro 'À la recherche d’un communisme libertaire', publicado en 1984, recordaba que no era ni un dogma ni un absoluto, sino una reflexión susceptible de alimentar los próximos levantamientos revolucionarios. «Bañándose en el anarquismo, el marxismo de hoy puede salir limpio de sus pústulas y regenerado», señaló el hombre que se negó a ratificar la ancestral querella: anarquismo y marxismo son hermanos, enemigos, ciertamente, pero hermanos al fin y al cabo. Comparten la misma sangre, a pesar de la sangre que han derramado luchando entre sí aquí y allá: Revolución Rusa, Guerra Civil Española, etc.
¿En qué consiste esta síntesis, a grandes rasgos? El comunismo libertario (a veces llamado anarcocomunismo) rechaza «el desorden de la inorganización tanto como el ovillo burocrático». Toma del corpus marxista (constituido por las investigaciones de Karl Marx y Engels) todo lo que resulta compatible con el ideal libertario y rechaza «el viejo anarquismo caduco y fosilizado». No cree ni en la omnipotencia de un partido ni en el horizonte inexpugnable de las elecciones con fecha fija. No pretende sentarse a la mesa de la realpolitik y asistir, dichoso, a los ballets diplomáticos de las grandes potencias. Da mucho más crédito a las masas que a las élites para resolver las crisis políticas y se construye de abajo a arriba, mediante un sistema de coordinación federalista. Da a los trabajadores la posibilidad de administrar su propio trabajo mediante la autogestión, sin estar sometidos a la explotación patronal (y no suprime inmediatamente la pequeña propiedad agrícola, campesina y comercial). Aboga por mandatos cortos, revocables y controlables para la elección de los delegados. Desestima la oligarquía que gobierna los medios de comunicación, entabla una relación diferente con la naturaleza y reduce la jornada laboral. Entiende el proletariado como todo aquel que crea plusvalía o trabaja junto a los trabajadores (intelectuales o estudiantes). Era internacionalista, pero no pretendía moldear a los países en un mismo molde unificador: cada pueblo tenía sus propias especificidades culturales; Guérin había viajado lo suficiente para saberlo.
De Indochina a los Panteras Negras
1927. Daniel Guérin descubrió Siria, entonces bajo mandato francés durante siete años. El joven tenía 23 años. «Vi trabajar a los colonialistas, militares, civiles, eclesiásticos, su racismo, su brutalidad, su cinismo, su fatuidad, su estupidez», escribió más tarde en 'Ci-gît le colonialisme' (1973). Se reunió con los nacionalistas árabes y luego fue a Indochina. Las autoridades hexagonales habían ocupado la región desde mediados del siglo XIX y la metrópoli rescataba a los nativos a su antojo: la explotación deja de serlo cuando se enmarca en la Democracia. Dos años antes, se publicó 'Le Procès de la colonisation française' ('El juicio de la colonización francesa'), escrito por el hombre que aún no se llamaba Hô Chi Minh, sino Nguyên Ai Quôc, el patriota vietnamita recordó algunas verdades desafortunadas: «Vemos que, bajo la máscara de la democracia, el imperialismo francés ha trasplantado en el país de Annam, el régimen maldito de la Edad Media, y que el campesino annamita está crucificado, por la bayoneta de la Civilización capitalista y por la cruz del cristianismo prostituido.»
Una feliz coincidencia: Guérin llegó el día en que el Partido Nacionalista Vietnamita (socialista y revolucionario) organizó un levantamiento contra las tropas de ocupación imperialistas: En Yên Bái, los rebeldes izaron la bandera de la independencia en lo alto de un cuartel de infantería, murieron soldados franceses y otros resultaron heridos; en Hưng Hoá, un grupo de combatientes intentó tomar un cuartel; en Lâm Thao, las tropas coloniales fueron desarmadas y la bandera ondeó al viento de la ciudad liberada. Sólo por un tiempo. La resistencia fue aplastada por el ejército francés, apoyado por sus auxiliares vietnamitas. Las fuerzas aéreas atacaron e incendiaron casi setenta casas de civiles en represalia. Los derechos humanos no deben comprometerse. Louis Aragon rindió homenaje a los insurgentes en uno de sus poemas: «Yen-Bay / ¿Qué es esta palabra que nos recuerda que no amordazamos / a un pueblo que no se aparea / con el sable curvo del verdugo?». En cuanto a Guérin, no soportaba ver a los colonos en las calles, «sanguijuelas aferradas a los lados de este país» que no les pertenecía pero del que se creían dueños. Conoció al líder nacionalista Huyng Thuc Khang y nunca olvidó este encuentro: por muy blanco que fuera, el independentista le trató «como un hermano».
La Autobiografía de su juventud atestigua su admiración por estos jóvenes revolucionarios asiáticos, que eran «prodigiosamente inteligentes y refinados». El impacto fue tan grande que decidió dedicarse por completo a la lucha social una vez que regresó a su tierra natal. No más poesía, no más novelas, no más arte: sólo política. Escribir, sí, pero con la condición de que cada palabra tuviera que cambiar el mundo. Plantar la pluma en las heridas. Sacar sílabas para arrojarlas debajo de las mesas de los sentados y los alfabetizados. Para cavar en los ombligos hasta la tierra roja de los condenados. Arrojando tinta, por doquier, a las aguas profundas de la Revolución. ¿Para qué hacer libros si sólo sirven para brillar, desde los salones hasta los premios literarios? Cada página debe tomar la realidad por el cuello. Quema sus textos inéditos, rompe con su entorno y se instala en un barrio obrero de París. «Rechacé toda esta superfluidad. La juventud no tiene gusto por el compromiso. Guérin entró en el socialismo como otros en la religión: fe voraz y celo en el vientre. «La verdad y la justicia» estaban ahora a su lado. Encontró un trabajo en la construcción y luego como corrector de pruebas y colaboró con los periódicos 'La Révolution prolétarienne' y 'Le Cri du peuple'.
Se unió al Movimiento Nacional Argelino, fundado por Messali Hadj, y se reunió con Ho Chi Minh en 1946 para informarle de las maniobras turbias del establishment francés tras la victoria contra el nazismo. Dos meses después, el presidente vietnamita que aún no era escribió, en su texto «Respuesta a una madre francesa»: «Los franceses han sufrido la ocupación durante cuatro años. Durante cuatro años, hicisteis «resistencia y maquis». Los vietnamitas sufrieron la ocupación durante más de ochenta años; también hicieron resistencia y maquis. ¿Por qué se considera héroes a los combatientes de la resistencia francesa? ¿Por qué los maquisards vietnamitas son tratados como bandidos y asesinos? Se dice que los franceses llegaron a Indochina como civilizadores. No me importa. ¡Pero no se civiliza a la gente con armas y tanques! [...] Como partidario de la fraternidad universal, quiero a los jóvenes franceses tanto como a los jóvenes vietnamitas. Para mí, la vida de un francés o la de un vietnamita son igualmente preciosas.» (Hô Chi Minh, Textos 1914-1969, L’Harmattan, 1990).
Diên Biên Phu resultó ser una victoria para Francia: su fracaso militar fue un triunfo moral, el de la libertad, la igualdad y la fraternidad. Los maquisards vietnamitas dieron un nuevo significado a la Marsellesa que habían combatido: «¡Y qué pasa con estos cohones extranjeros! ¡Haría la ley en nuestros hogares! Su éxito animó y reforzó a los nacionalistas argelinos en su deseo de autonomía. Guérin fue uno de los firmantes del Manifiesto del 121, que apoyaba el derecho a la insubordinación de los militares franceses, y luego, un año después de la independencia de Argelia, trabajó para el presidente socialista Ahmed Ben Bella. En 1964, publicó 'L’Algérie qui se cherche', en el que compartía su experiencia en el terreno y su «apoyo crítico» al régimen. También analizó el sistema de autogestión del país, la reforma agraria, la influencia de la burguesía local, la situación de las mujeres y el papel del ejército. Encontró una tensión entre dos polos en el nuevo régimen: uno autoritario y conservador, el otro socialista y libertario. Un año después, el gobierno fue derrocado por un golpe militar instigado por el coronel Houari Boumédiène. El presidente depuesto fue puesto bajo arresto domiciliario hasta 1980 y Daniel Guérin se implicó en el Comité de Defensa de Ben Bella.
Guérin también vivió en Estados Unidos durante dos años y, tras el libro 'Où va le peuple américain?' publicado en 1973 'De l’Oncle Tom aux Panthères', subtitulado 'Le drame des Noirs américains'. Su estudio, que era en parte análisis sociológico, en parte documento histórico y en parte texto militante, proporcionaba al lector francés información que le permitiría comprender la naturaleza de las luchas afroamericanas. ¿Quién era realmente Malcolm X? ¿Por qué fue asesinado Martin Luther King? ¿Qué corrientes estaban en marcha dentro del activismo negro? ¿Cuál era el lugar del Islam? ¿Qué significó el Poder Negro? ¿Por qué murieron tantos negros en Vietnam? Guérin concluye el libro analizando los puntos fuertes y débiles del Partido de las Panteras Negras, fundado en 1966. Su objetivo era elogiar su lucha yendo más allá del mito. Se empeñó en destacar «su deslumbrante contribución al movimiento de liberación negro» y su participación, junto a activistas blancos, «tan valiente como activa en la denuncia del imperialismo estadounidense». ¿Sus defectos? El carácter utópico de su programa de diez puntos, la existencia del culto a la personalidad (sobre todo de Huey P. Newton), la rigidez y el autoritarismo del Partido, su concepción mesiánica de la vanguardia, su ambigüedad sobre el uso de las armas (cuando eran utilizadas por una juventud marginada con fines personales) y la sobrerrepresentación del lumpenproletariado en sus filas (por el que sabemos la poca estima que les tenían Marx y Engels). Y Guérin concluye: Sólo una aplastante derrota en Vietnam o una feroz crisis económica podrían derribar al gran Moloch norteamericano...qxr Una revolución nacional (a la vez democrática, libertaria y arraigada en la cultura americana) tendrá que ganar el apoyo de todas las comunidades para desalojar a las fuerzas liberal-capitalistas y cripto-fascistas del país – sólo un movimiento así podrá «poner fin a la explotación del hombre por el hombre» al tiempo que aniquila el «racismo que persigue a los afroamericanos».
Homosexualidad y socialismo
Durante mucho tiempo, Guérin se sintió «dividido en dos»: el militante revolucionario, por un lado, y el hombre que, en su vida privada, mantenía relaciones homosexuales (estando casado y siendo padre). Una cruel dicotomía y una dolorosa secesión. Guarda tu lengua y tu secreto en el bolsillo. Actuar como si. Riéndose, sin duda, de los juegos de palabras y las ocurrencias de los amigos. Probablemente exagerando la camaradería varonil – bofetadas y golpes de hombro. Guérin escribió sobre las humillaciones que tuvo que soportar: «La grosería de los homófobos no tiene límites. Es una fuente de revuelta.» Hubo que esperar a mayo del 68 para que, sesenta años después, se atreviera por fin a admitir ante los demás que no era del todo como ellos; al menos, que su amor y sus deseos no se correspondían con los cánones de la mayoría. Admitirlo y luego escribirlo. Incluso si eso significaba hacerle el juego al enemigo; incluso si significaba debilitar su campamento.
Más singular fue el vínculo que estableció entre su atracción por el sexo masculino y su compromiso político. Un vínculo que a veces era incomprendido y mal percibido, incluso por sus hermanos de armas. En varias ocasiones dijo que su sexualidad le llevó al socialismo porque le hacía ser «un liberto, un asocial, un rebelde». Descubrió la opresión del orden social, capitalista y burgués a través del rechazo que experimentaba a diario. Su afán por los trabajadores manuales también le puso en contacto con la clase obrera y le permitió compartir sus experiencias, sus sufrimientos, sus esperanzas y su ira. Su revuelta no tenía olor a papel; era «subjetiva, física, desde los sentidos y el corazón». Guérin llegó a justificar, en 'Homosexualité & révolution', que nunca había faltado a sus deberes revolucionarios: sus fiebres y furias, de una tarde o de un verano, nunca perjudicaron su militancia.
Guérin creía que la homofobia no podía combatirse con leyes o reformas: sólo una revolución socialista y antiautoritaria (libertaria, por tanto) podría conseguirlo. Se levantó contra lo que llamó «la comercialización de la homosexualidad»: una cierta frivolidad y el disfrute por el disfrute, totalmente desconectados, según él, de la lucha de clases. Se opuso a esta mercantilización de la causa homosexual y denunció, sin pestañear, el carácter apolítico de un movimiento que sólo era emancipación de nombre: ¿de qué sirve liberarse de ciertas cadenas si luego hay que introducirse en otras? Guérin vilipendió a los homosexuales de las clases dominantes que atraían «la protección del poder», se opuso a la constitución de «guetos» comunitarios y condenó la homosexualidad como mundana y contrarrevolucionaria. ¿Su consigna? Articulado. No para clasificar las causas, sino para vincularlas entre sí, sabiendo que todas sirven al mismo objetivo final: derribar a la clase dominante. No el radicalismo chic de la clase alta, que abandona a la mayoría a su triste destino; ni la ortodoxia del socialismo científico, que sólo tiene ojos para la economía y pisotea las luchas que considera periféricas.
No hay que esperar a que la Revolución, es decir, la democracia administrada por el pueblo, empiece a funcionar: la lucha contra la opresión es una cuestión de cada momento. Durante un tiempo fue miembro del Front homosexuel d’action révolutionnaire, fundado en 1971, pero pronto lo abandonó: consideraba que su activismo, voluntariamente provocador, espontáneo y festivo (recordemos el eslogan de los Gazolines: «Proletarios de todos los países, acariciaos»), no se organizaba y adolecía de una cruel falta de contacto con los trabajadores. «El revolucionario proletario debe, pues, convencerse, o estar convencido, de que la emancipación del homosexual, aunque no se vea directamente implicado en ella, le concierne en el mismo grado, entre otros, que la de la mujer y la del hombre de color. Por su parte, el homosexual debe comprender que su liberación sólo puede ser total e irreversible si se realiza en el marco de la revolución social, en una palabra, si el género humano logra no sólo liberalizar la moral, sino, mucho más, cambiar la vida.
Guérin fue lúcido: sabía que el mundo del trabajo no estaba libre de prejuicios contra los homosexuales. Incluso admitió que los círculos cultivados, progresistas de buen talante o liberales acomodaticios, eran más tolerantes con esta sexualidad (al fin y al cabo, ¿no dieron a luz a Rimbaud y Gide, a Proust y Cocteau, a Wilde y a Satie?) que los estratos más modestos. Guérin pudo comprobar el desprecio que las autoridades comunistas y trotskistas sentían por ellos. También condenó la represión ejercida por algunas potencias supuestamente socialistas: en Cuba, bajo el mandato de Fidel Castro, los homosexuales fueron encerrados durante algunos años en Unidades Militares de Ayuda a la Producción (¿significa esto que la lucha social es incompatible con los derechos de las minorías sexuales? En absoluto, respondió Guérin: estos regímenes no eran socialistas sino capitalistas de Estado). Sin embargo, insiste en señalar que el trabajador, tomado aisladamente, se comporta de forma muy diferente: ya no está sometido al consenso o a la presión del grupo. Los trabajadores a veces se entregaban sin pensarlo, por placer y por el momento, sin vergüenza ni nombrar el deseo que habían sentido. «Sólo una sociedad colectivista de carácter libertario puede, en la fraternidad redescubierta, dar cabida a los homosexuales.»
El Marqués de Sade le repugnaba. Prefería a Charles Fourier, el filósofo francés, el socialista utópico en busca de la armonía universal. Guérin aspiraba a romper con el rigorismo mortificante de los revolucionarios. ¿Por qué hacer la lucha austera y seca como la madera muerta? ¿Por qué concebir el activismo como un sacrificio? ¿Por qué luchar con un corazón lleno de amargura? Guérin opuso la voluptuosidad a la virtud de los grandes líderes, ya se llamaran Lenin, Robespierre o Proudhon... «Follar, follar mucho, ¿perjudicaría la acción revolucionaria o por el contrario la exaltaría?» El impulso vital frente a la hiel; la gran salud frente al resentimiento; Dionisio frente al ideal ascético: sólo se puede cambiar el mundo si se lo ama. Escribió en 1969 que la naturaleza es fundamentalmente polisexual. Los dominantes recurren a la biología para justificar sus privilegios: si la mujer es por esencia lo que se espera de ella, ¿por qué habría que liberarla? Guérin se niega a aceptar que los sexos puedan encerrarse en dos cajas estancas y reducirse a definiciones de diccionario. ¿Estarían los hombres eternamente condenados a jugar a la mano dura, belicosa y despiadada? ¿Deben las mujeres conformarse con su condición de ninfas, sexys o amotinadas, amas de casa u objetos publicitarios? Guérin aspiraba al «marchitamiento de la detestable división de los sexos» instituida por la sociedad burguesa al «diferenciar excesivamente lo masculino y lo femenino» y esperaba una sociedad en la que «el amor de ambos sexos fuera admitido y reconocido como la forma más natural, más común y más completa de amor». Aunque el término género (acuñado en la década de 1950 y utilizado en Francia cuarenta años después) no se encuentra en sus escritos, sin duda podríamos incluir a Guérin en el campo de estudios que los angloparlantes llaman 'gender studies'.
El ciudadano sabía cómo volver a ser hijo. «Me gustaría expresar mi profunda gratitud por todo lo que le debo. [Te hice sufrir durante mi vida. Pero nunca quise hacerlo. Fui víctima de mi temperamento demasiado violento y contradictorio, de mi extrema necesidad de independencia. Y donde te he herido más violentamente es en mi fidelidad a las convicciones que son mi razón de vivir», escribió Daniel Guérin a su padre, al que intuía a punto de morir. «Has tocado mi corazón en sus fibras más profundas al hablarme como lo hiciste. Es un consuelo para mí. [...] Mi querido hijo al que, como a tu abuela, he querido más que a mis otros hijos, mi primogénito, la mayor alegría de mi vida, te llevo cerca de mi pobre corazón que tanto te ha querido», respondió su hijo mayor. En cuanto a su madre, no se pudo hacer nada... Corrigió uno de sus manuscritos mientras ella se moría de una embolia, a pocos metros de él.
Daniel Guérin desapareció unas semanas antes de la reelección de François Mitterrand, a quien, libertario como era, había votado siete años antes (sobre la base de las 110 propuestas del Programa Común). Francia entró en la «austeridad» en 1983 y el empresario Bernard Tapie entró en el gobierno en 1992. Todo el mundo sabe lo que pasó después. Un escritor muere sin llevarse su pensamiento; han pasado veintisiete años y queda mucho por hacer.